CAA Paris, 11 décembre 2018, n° 17PA01588, Société Steam France - Certificat d'exclusivité
Protection de droits d’exclusivité et certificat d’exclusivité dans les marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence. Certificat d'exclusivité : un document insuffisant pour justifier une procédure dérogatoire La Cour administrative d'appel de Paris précise, dans cette décision, les exigences en matière de preuve des droits exclusifs justifiant une dérogation aux principes de publicité et de mise en concurrence, tout en veillant à préserver la continuité du service public hospitalier.
La Cour administrative d'appel de Paris a annulé un marché public attribué par l'AP-HP sans publicité ni mise en concurrence, au motif que l'existence de droits exclusifs justifiant cette procédure dérogatoire n'était pas suffisamment établie. La Cour a jugé qu'un simple certificat d'exclusivité produit par le titulaire était insuffisant pour démontrer le caractère indispensable de l'attribution du marché à cet opérateur. Cette décision souligne l'importance d'une justification précise et circonstanciée du recours aux procédures dérogatoires en matière de marchés publics. La passation d’un marché négocié sans publicité préalable et sans mise en concurrence au motif qu’il ne peut être confié qu’à un opérateur économique déterminé pour des raisons tenant à la protection de droits d’exclusivité doit être justifié. Les conditions cumulatives de son application exigent notamment des raisons tenant à la protection de droits d’exclusivité, mais aussi que celles-ci rendent indispensable l’attribution du marché à un prestataire déterminé. Il s’agit ici d'un marché passé sous l’empire du code des marchés publics de 2006 alors applicable et se fondant sur les dispositions de l’article 35-II 8° du code des marchés publics. Un « certificat d’exclusivité », établi à son profit par une société qui se borne notamment à énumérer de manière succincte et générique une liste de matériels et prestations pour lesquels ladite société disposerait d’une exclusivité ne respecte pas les exigences.
Il incombe à l'autorité adjudicatrice d'établir, ainsi qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, et notamment de la décision n° C-385/02 Commission contre République italienne du 14 septembre 2004, l'existence de circonstances exceptionnelles justifiant une dérogation aux règles visant à garantir l'effectivité du principe de libre concurrence.
N'ouvre pas droit à dérogation un document intitulé « certificat d'exclusivité », établi à son profit par la société retenue pour l'exécution du marché, et produit devant le juge par l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) pour justifier le recours à la procédure de marché négocié sans publicité préalable et sans mise en concurrence, dès lors qu'il se borne à énumérer de manière succincte une liste de matériels et prestations pour lesquels cette société disposerait d'une exclusivité, qui ne permet pas de déterminer la période au cours de laquelle cette exclusivité se serait appliquée, ni s'il a été communiqué à l'AP-HP au moment de la détermination du mode de passation du marché litigieux.
Par suite, l'AP-HP ne peut être regardée comme établissant qu'à la date d'attribution du marché en litige, la société bénéficiaire aurait disposé de droits d'exclusivité qui rendaient indispensable l'attribution du marché à celle-ci sans mise en concurrence.
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000037791163/
Résumé
Le recours à une procédure de passation de marché public dérogatoire aux principes de publicité et de mise en concurrence, fondé sur l'existence de droits exclusifs, n'est légal que si l'acheteur public démontre de manière précise et circonstanciée que ces droits exclusifs rendent indispensable l'attribution du marché à un opérateur économique déterminé. Un simple certificat d'exclusivité émanant du titulaire du marché est insuffisant pour apporter cette preuve.
En l'espèce, l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris n'a pas été en mesure de démontrer que la société Getinge France disposait de droits exclusifs rendant indispensable l'attribution du marché sans mise en concurrence. Le certificat d'exclusivité produit était trop imprécis et ne permettait pas d'établir l'étendue et la durée des droits exclusifs allégués. Par conséquent, le recours à la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence n'était pas justifié, ce qui a conduit à l'annulation du marché.
Contexte et faits
L'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) a attribué le 7 juillet 2015 un marché à bons de commande à la société Getinge France, sans publicité ni mise en concurrence préalables, sur le fondement de l'article 35 II 8° du code des marchés publics alors applicable et désormais codifiée à l'article R2122-3 du Code de la commande publique. Ce marché portait sur la fourniture de pièces détachées et la maintenance de laveurs désinfecteurs d'instruments chirurgicaux de marques Getinge, Maquet et Lancer.
La société Steam France, s'estimant lésée par cette procédure sans mise en concurrence, a demandé l'annulation de ce marché. Le Tribunal administratif de Paris ayant rejeté sa demande, Steam France a fait appel devant la Cour administrative d'appel de Paris.
Problème juridique
La question centrale posée à la Cour était de savoir si le recours à la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence était justifié en l'espèce par l'existence de droits d'exclusivité de la société Getinge, rendant indispensable l'attribution du marché à cette seule société.
Raisonnement de la Cour
La Cour rappelle tout d'abord les conditions de recevabilité et d'examen des recours en contestation de validité d'un contrat administratif par les tiers.
Elle énonce ensuite les conditions d'application de l'article 35 II 8° du code des marchés publics, qui permettait la passation de marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence pour des raisons tenant à la protection de droits d'exclusivité. La Cour précise que ces dispositions "exigent non seulement des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d'exclusivité, mais, en outre, que celles-ci rendent indispensable l'attribution du marché à un prestataire déterminé." Elle ajoute qu'il appartient à l'acheteur public d'établir "l'existence de circonstances exceptionnelles justifiant une dérogation aux règles visant à garantir l'effectivité du principe de libre concurrence", conformément à la jurisprudence de la CJUE (CJCE, 14 septembre 2004, Commission c/République italienne, aff. C-385/02).
La Cour relève ensuite que des prestations similaires ont fait l'objet de mises en concurrence par d'autres établissements hospitaliers, dont l'AP-HP elle-même, sans que des droits exclusifs aient été invoqués.
Examinant les pièces produites par l'AP-HP pour justifier le recours à cette procédure dérogatoire, la Cour estime que le "certificat d'exclusivité" produit par Getinge est insuffisant pour démontrer l'existence de droits exclusifs rendant indispensable l'attribution du marché sans mise en concurrence (considérant 6). En effet, ce document :
- se borne à une énumération succincte et générique de matériels et prestations ;
- ne mentionne pas la télémaintenance ;
- ne précise pas la période d'application de cette prétendue exclusivité ;
- n'établit pas qu'il a été communiqué à l'AP-HP au moment du choix de la procédure.
La Cour en conclut que l'AP-HP n'a pas démontré l'existence de droits exclusifs justifiant le recours à cette procédure dérogatoire. Elle considère donc que le marché a été conclu au terme d'une procédure irrégulière, qui a eu pour effet d'évincer Steam France, et qui n'est pas susceptible de régularisation (considérant 6).
Solution
La Cour annule le jugement du Tribunal administratif et prononce l'annulation du marché litigieux.
Toutefois, compte tenu de l'intérêt général s'attachant à la continuité des prestations en cause, indispensables à la sécurité des soins, elle diffère les effets de cette annulation au 1er avril 2019.
Portée de la décision
Cette décision apporte plusieurs précisions :
1) Sur le contrôle exercé par le juge, la Cour exerce un contrôle approfondi sur la justification du recours à la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence. Elle ne se contente pas des affirmations de l'acheteur public mais examine concrètement les éléments produits pour justifier l'existence de droits exclusifs.
2) Sur la charge de la preuve, il appartient à l'acheteur public de démontrer l'existence de circonstances exceptionnelles justifiant la dérogation aux principes de publicité et de mise en concurrence. Cette preuve doit être apportée de manière précise et circonstanciée.
3) Sur l'appréciation des droits exclusifs, la Cour adopte une approche restrictive, refusant de considérer comme suffisant un simple "certificat d'exclusivité" établi par le titulaire lui-même. Elle exige des éléments plus précis et objectifs pour caractériser l'existence de droits exclusifs rendant indispensable l'attribution du marché à un opérateur déterminé.
4) Sur les conséquences de l'irrégularité, la Cour considère que le vice affectant la procédure de passation n'est pas susceptible de régularisation et justifie l'annulation du contrat. Toutefois, elle module dans le temps les effets de cette annulation pour préserver la continuité du service public hospitalier.
Cette décision illustre ainsi le contrôle strict exercé par le juge administratif sur le recours aux procédures dérogatoires en matière de marchés publics, dans le but de préserver les principes de la commande publique.
Texte
[…]
1. L'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) a, par un acte d'engagement du 7 juillet 2015, attribué un marché à bons de commandes à la société Getinge France, ayant pour objet le renouvellement des prestations de maintenance et de fourniture de pièces détachées des laveurs désinfecteurs d'instruments de chirurgie ou de verrerie de laboratoire, de marques Getinge, Maquet et Lancer, comportant également de la télémaintenance, sur le fondement de la procédure négociée, sans publicité préalable ni mise en concurrence, instituée par l'article 35 II 8° du code des marchés publics. La société Steam France estimant qu'elle aurait pu candidater pour l'attribution de ce marché, s'il avait été précédé d'une mise en concurrence, a demandé à l'AP-HP de le déclarer sans suite et de passer un nouveau marché dans le cadre d'une procédure comportant une publicité préalable et la mise en concurrence, ce qui a été refusé. La société Steam France relève appel du jugement du 9 mars 2017 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de ce marché.
[…]
4. Aux termes de l'article 35 II 8° du code des marchés publics, alors applicable, " les pouvoirs adjudicateurs peuvent passer des marchés négociés dans les cas définis ci-dessous : (...) II.- Peuvent être négociés sans publicité préalable et sans mise en concurrence : 8° Les marchés et les accords-cadres qui ne peuvent être confiés qu'à un opérateur économique déterminé pour des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d'exclusivité ". Pour recevoir légalement application, les dispositions précitées exigent non seulement des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d'exclusivité, mais, en outre, que celles-ci rendent indispensable l'attribution du marché à un prestataire déterminé. C'est à l'autorité adjudicatrice qu'il appartient d'établir non seulement la nature et l'étendue des besoins à satisfaire conformément à l'article 5 du code des marchés publics, mais aussi, ainsi qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, et notamment de la décision n° C-385/02 Commission contre République italienne du 14 septembre 2004, l'existence de circonstances exceptionnelles justifiant une dérogation aux règles visant à garantir l'effectivité du principe de libre concurrence.
5. Il résulte de l'instruction que, antérieurement comme postérieurement à l'attribution du marché en litige, d'autres prestations similaires de maintenance et de télémaintenance de laveurs désinfecteurs des mêmes marques Getinge, Maquet et Lancer ont fait l'objet, de la part de plusieurs établissements hospitaliers, dont l'AP-HP, d'une mise en concurrence ayant abouti à l'attribution du marché à la société Steam France, sans que les droits exclusifs dont se prévaut la société Getinge dans le cadre de la présente instance aient alors été invoqués.
6. En l'espèce, le document intitulé " certificat d'exclusivité " daté du 3 mars 2014, établi à son profit par la société Getinge France, versé au dossier par l'AP-HP pour justifier le recours à la procédure de marché négocié sans publicité préalable et sans mise en concurrence, se borne à énumérer de manière succincte et générique une liste de matériels et prestations pour lesquels ladite société disposerait d'une exclusivité, sans référence à la télémaintenance, qui ne permet pas de déterminer la période au cours de laquelle cette exclusivité se serait appliquée, ni s'il a été communiqué à l'AP-HP au moment de la détermination du mode de passation du marché litigieux. Par suite, l'AP-HP ne peut être regardée comme établissant qu'à la date à laquelle elle a attribué le marché en litige à la société Getinge, cette dernière aurait disposé de droits d'exclusivité qui rendaient indispensable l'attribution du marché à cette société sans mise en concurrence. La société Steam France est dès lors fondée à soutenir que le marché en litige a été conclu à l'issue d'une procédure irrégulière, qui a eu pour effet de l'évincer de ce marché, et qui n'est pas susceptible d'être couverte par une mesure de régularisation.
7. Il résulte de tout ce qui précède que la société Steam France est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté ses conclusions aux fins d'annulation du marché attribué par l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) à la société Getinge France le 7 juillet 2015.
8. Le marché en litige a été conclu le 7 juillet 2015 pour une durée de 48 mois. Compte tenu de l'intérêt général qui s'attache à ce que les prestations qui sont l'objet de ce marché, indispensables à la sécurité des soins, ne soient pas interrompues, il y a lieu de prononcer l'annulation de ce marché avec un effet différé au 1er avril 2019.
[…]
MAJ 20/12/18 - Source legifrance
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