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Česká republika – Generální finanční ředitelství contre Úřad pro ochranu hospodářské soutěže,
La Cour de Justice de l'Union Européenne vient de rendre un arrêt majeur qui risque de bouleverser la pratique des marchés publics informatiques. Dans sa décision du 9 janvier 2025 (C-578/23), la Cour précise les conditions strictes du recours à la procédure négociée sans publicité fondée sur des droits d'exclusivité. Cette jurisprudence impose désormais aux acheteurs publics de démontrer que la situation d'exclusivité invoquée ne leur est pas imputable, tant lors de la conclusion du contrat initial que pendant la période précédant le choix de la procédure. Une décision qui soulève de nombreuses questions pratiques pour la maintenance des systèmes d'information existants et la stratégie des futurs marchés publics, particulièrement dans un contexte de développement des solutions SaaS.
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:62023CJ0578
Il s'agit d'un litige concernant un marché public attribué par la Direction générale des finances (DGF) de la République tchèque à IBM, pour la maintenance d'un système informatique de gestion des impôts (ADIS). L'attribution de ce marché s'est faite via une procédure négociée sans publication préalable d'un avis de marché, ce qui a été contesté par l'autorité de la concurrence tchèque. Cette situation soulève des questions sur l'interprétation de l'article 31, paragraphe 1, sous b) de la directive 2004/18/CE, relative aux marchés publics. En particulier, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) est interrogée sur la question de savoir si le comportement d'un pouvoir adjudicateur peut justifier ou invalider le recours à une procédure négociée sans appel d'offres préalable, notamment en cas de situation d'exclusivité. La question préjudicielle, posée par la Cour administrative suprême tchèque, cherche à déterminer si, pour apprécier l’imputabilité de cette situation d’exclusivité, il faut tenir compte des circonstances de fait et de droit entourant un contrat initial ayant donné lieu à des marchés subséquents.
Le Ministère des Finances tchèque a conclu un contrat initial en 1992 avec IBM pour la création du système ADIS, dont IBM détenait les droits d'auteur. Ce contrat a été passé avant l'adhésion de la République tchèque à l'Union Européenne. La DGF, succédant au Ministère des Finances, a attribué à IBM un contrat de maintenance pour un système informatique de gestion des impôts, via une procédure négociée sans publication préalable, invoquant des raisons techniques et la protection des droits d'auteur d'IBM sur le code source. L’autorité de la concurrence tchèque a estimé que ce recours à la procédure négociée était illégal, car la situation d’exclusivité était due au comportement antérieur du ministère des Finances. Il est alors question de la légalité du recours à une procédure négociée sans publication préalable.
La question préjudicielle posée est alors la suivante « Pour apprécier si la condition matérielle pour recourir à la procédure négociée sans publication d’un avis de marché est remplie, c’est-à-dire pour apprécier si le comportement du pouvoir adjudicateur est à l’origine d’une situation d’exclusivité, au sens de l’article 31, [point] 1, sous b), de la directive [2004/18], faut-il tenir compte des circonstances de droit et de fait dans lesquelles a été conclu un contrat portant sur une première prestation, qui a donné lieu à des marchés publics subséquents ? »
La CJUE précise les conditions du recours à la procédure négociée sans publicité fondé sur des droits d'exclusivité. Outre les conditions classiques tenant à l'existence objective de raisons techniques ou de droits d'exclusivité et à la nécessité absolue d'attribution à un opérateur déterminé, la Cour ajoute une troisième condition : l'absence d'imputabilité de la situation d'exclusivité au pouvoir adjudicateur. Cette imputabilité s'apprécie tant lors de la conclusion du contrat initial que pendant la période précédant le choix de la procédure. Si elle peut être écartée lorsque le contrat initial a été conclu avant l'applicabilité du droit européen des marchés publics, elle ne suppose pas d'intention de restreindre la concurrence. Le pouvoir adjudicateur doit démontrer qu'il ne disposait pas de moyens réels et raisonnables économiquement pour mettre fin à la situation d'exclusivité.
La Cour rappelle d'abord que la procédure négociée sans publicité revêt un caractère exceptionnel par rapport aux procédures ordinaires que sont les procédures ouvertes et restreintes. Elle ne peut être utilisée que dans les cas limitativement énumérés par l'article 31 de la directive 2004/18/CE (désormais repris à l'article R2122-3 du code de la commande publique).
Plus spécifiquement, concernant le recours à cette procédure pour des raisons techniques ou de droits d'exclusivité, la Cour confirme l'existence de deux conditions cumulatives : d'une part, l'existence objective de telles raisons liées à l'objet du marché, d'autre part, la nécessité absolue qui en découle d'attribuer le marché à un opérateur déterminé. La charge de la preuve de ces conditions repose sur le pouvoir adjudicateur qui entend s'en prévaloir.
La Cour va plus loin en ajoutant une troisième condition : le pouvoir adjudicateur doit établir que l'existence des raisons techniques ou tenant à la protection de droits d'exclusivité ne lui est pas imputable.
Cette condition, bien que non expressément prévue par la directive contrairement à la condition d'urgence impérieuse, découle selon la Cour de la nécessité d'interpréter strictement les dérogations aux principes de publicité et de mise en concurrence.
Cette imputabilité s'apprécie à un double niveau :
Elle écarte d'abord l'imputabilité automatique résultant de la seule conclusion d'un contrat antérieur, lorsque celui-ci a été conclu à une époque où la réglementation européenne des marchés publics n'était pas applicable.
Elle considère ensuite que l'intention du pouvoir adjudicateur n'est pas déterminante : il n'est pas nécessaire que la situation d'exclusivité ait été intentionnellement créée pour limiter la concurrence.
Enfin, elle invite le juge national à examiner si le pouvoir adjudicateur disposait de "moyens réels et raisonnables du point de vue économique" pour mettre fin à la situation d'exclusivité avant de recourir à la procédure négociée sans publicité.
Suite à cette jurisprudence de la CJUE, plusieurs questions peuvent se poser pour les acheteurs publics, particulièrement dans le domaine des systèmes d'information.
Autrement dit comment les acheteurs peuvent-ils continuer à assurer la maintenance de leurs systèmes propriétaires actuels, sachant qu'il est effectivement très difficile, voire impossible, d'obtenir les codes sources des logiciels propriétaires, même avec les dispositions du CCAG. Cette situation est d'autant plus complexe avec la tendance croissante vers les solutions SaaS (Software as a Service).
Les acheteurs doivent désormais pouvoir justifier qu'ils n'avaient pas de "moyens réels et raisonnables du point de vue économique" pour mettre fin à une situation d'exclusivité. Mais comment définir ce qui est "raisonnable" quand le changement de logiciel implique des coûts considérables : temps de paramétrage, développements spécifiques, interfaces à recréer, formation du personnel, sans compter les enjeux de réversibilité ?
Les doivent-ils systématiquement privilégier les solutions open source ou prévoir dès le départ des clauses permettant une plus grande ouverture à la concurrence pour la maintenance ?
Cette réflexion doit prendre en compte les contraintes techniques spécifiques à chaque projet et les licences open source qui peuvent aussi comporter leurs propres restrictions.
Comment évaluer si le comportement passé, notamment lors de la conclusion de contrats antérieurs, pourrait être considéré comme ayant créé ou maintenu une situation d'exclusivité ?
Cette question est particulièrement sensible pour les systèmes d'information existants qui ont nécessité des investissements importants en temps et en ressources.
Ces questions reflètent une tension fondamentale entre les principes de la commande publique (notamment la mise en concurrence) et les réalités techniques et économiques de la gestion des systèmes d'information. Les acheteurs risquent d’attendre avec impatience des précisions sur l'application pratique de cette jurisprudence.