CAA Nancy, 21 juin 2023, n° 20NC02252
Offre à zéro euro dans un BPU sans interdiction expresse dans le règlement de consultation.
Aucun principe ou règle n'interdit une offre à prix zéro. Une société ne peut voir son offre qualifiée d'offre irrégulière si l’acheteur n'a pas dans les documents de la consultation interdit expressément une proposition d'un prix nul. En l’espèce la société affirme avoir fait un geste commercial en indiquant un montant nul dans le bordereau des prix.
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000047720729
Résumé
Le département de la Marne a lancé une procédure d'appel d'offres en vue de renouveler l'accord cadre relatif au transport scolaire des élèves handicapés. La société Granger ayant soumissionné à 10 lots a vu ses offres rejetées au motif de leur irrégularité la société ayant proposé un prix à zéro euros à un sous-critère du prix. La société a demandé au tribunal administratif de condamner le département de réparer les préjudices du fait de son éviction. Sa demande ayant été rejetée la société relève appel de ce jugement.
La Cour va d’abord examiner le motif invoqué pour déclarer l’offre irrégulière.
Les juridictions ont déjà eu à juger des prix à zéro euro dans des situations différentes. Ainsi une entreprise ayant déposé une offre pour une prestation supplémentaire éventuelle en plus de l’offre de base, avec un prix à zéro euro et dont l'offre a été jugée irrégulière (CE, 24 décembre 2020, n° 439430, Société Antares). Des BPU et DQE avec des prix à zéro euro dans les accords-cadres et ce sans explication peuvent conduite à l'irrégularité de l'offre compte tenu de l'ambigüité (TA Besançon, 17 janvier 2023, n° 2202100). De même la jurisprudence de la CJUE, 10 septembre 2020, aff. n° C-367/19 considère que ne constitue pas une base légale de rejet de l’offre celle d’un soumissionnaire dans le cadre d’une procédure de passation de marché public, au seul motif que le prix proposé dans l’offre est de zéro euro.
Selon les documents de la consultation, la seule interdiction expresse stipulait que "aucune modification ne doit être apportée au bordereau des prix". En choisissant de proposer un prix de zéro euro dans la colonne correspondant au sous-critère du prix kilométrique total pour une base de 90 km/jour/véhicule, la société Granger n'a pas altéré le bordereau des prix. Elle affirme avoir fait un geste commercial en indiquant un montant nul. Ainsi, et alors qu'aucun principe ou règle n'interdit une offre à prix zéro et que le département n'a pas dans les documents de la consultation interdit expressément une proposition d'un prix nul l'offre de la société Granger ne pouvait pas être qualifiée d'offre irrégulière.
La Cour va ensuite examiner si la requérante a perdu une chance sérieuse d'obtenir les marchés
Au regard du sous-critère du prix relatif au coût du forfait journalier et du critère de la valeur technique, il ne résulte pas de l'instruction que la société Granger a perdu une chance sérieuse d'obtenir les marchés en litige. Elle ne peut ainsi prétendre à l'indemnisation de son manque à gagner.
Il en résulte que la requête de la société Granger est rejetée.
Texte
[…]
Le département de la Marne a lancé début 2017 une procédure d'appel d'offres en vue de renouveler l'accord cadre relatif au transport scolaire des élèves handicapés. Cet accord comprenait douze lots définis géographiquement et portait sur la période du 1er septembre 2017 au 31 août 2020. La société Granger a soumissionné au titre des lots 2 à 11. Par une lettre du 26 juin 2017, ses offres ont été rejetées au motif de leur irrégularité. La société Granger a fait une demande préalable indemnitaire le 28 décembre 2018 auprès du département de la Marne afin d'obtenir réparation du préjudice qu'elle soutient avoir subi en raison de son éviction irrégulière. Le département lui a opposé un refus le 24 janvier 2019. La société Granger a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne de condamner le département de la Marne à lui verser la somme de 1 721 795,46 euros en réparation des préjudices qu'elle soutient avoir subis en raison du rejet de son offre tendant à l'attribution de ce marché de transport scolaire des élèves et étudiants handicapés dans le département. Par un jugement du 9 juin 2020, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté la demande de la requérante. La société Granger relève appel de ce jugement et demande l'annulation de la décision de rejet de sa demande indemnitaire et la condamnation du département de la Marne à lui verser la somme actualisée de 2 295 727,28 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis en raison du rejet irrégulier de son offre tendant à l'attribution d'un marché de transport scolaire des élèves et étudiants handicapés. En demandant la condamnation du département de la Marne à l'indemniser de son préjudice, la société Granger a donné à l'ensemble de sa requête le caractère de plein contentieux.
[…]
En ce qui concerne la faute commise par le département de la Marne à avoir écarté son offre au motif de son irrégularité :
3. Aux termes de l'article 59 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, alors applicable : " Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu'elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale / (...) / II. - Dans les procédures d'appel d'offres et les procédures adaptées sans négociation, les offres irrégulières, inappropriées ou inacceptables sont éliminées. Toutefois, l'acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires concernés à régulariser les offres irrégulières dans un délai approprié, à condition qu'elles ne soient pas anormalement basses. / (...) / IV. - La régularisation des offres irrégulières ne peut avoir pour effet de modifier des caractéristiques substantielles des offres ".
4. Il résulte du règlement de consultation du marché en litige que les offres des lots 2 à 11, étaient évaluées sur un critère de prix des prestations, noté sur un maximum de 40 points et sur un critère portant sur la valeur technique de l'offre représentant un total de 60 points. L'article 5.3.1 du règlement précité prévoyait deux sous-critères, notés chacun sur 20 points, à savoir le prix total des forfaits journaliers et le prix kilométrique total sur une base de 90 kms / jour / véhicule et indiquait que le calcul de ces prix serait effectué sur la base des éléments déclarés dans le bordereau des prix. Ce bordereau qui indiquait qu'aucune modification ne devait lui être apportée, comportait pour trois types de véhicules, deux colonnes : dans la première et pour chacune des trois catégories précitées, le candidat devait proposer un forfait journalier d'immobilisation du véhicule. Ce forfait correspondait selon l'article 4.5 du cahier des clauses techniques particulière (CCTP) au prix que proposait le candidat pour compenser le coût que représentait pour lui l'obligation d'assurer la disponibilité des véhicules aux jours fixés par le marché, alors même qu'aucune prestation de transport ne serait commandée. Le second sous-critère correspondait au prix exprimé en kilomètre / jour/ véhicule que proposait d'appliquer le candidat. Un astérisque renvoyant à une note en bas du bordereau indique que ce prix doit intégrer les " charges variables ". Enfin, l'article 9 du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) précisait que " les prestations sont rémunérées par application aux nombres de jours d'immobilisation et de la quantité de kilomètres à charges réellement exécutées ".
5. Il résulte de la rédaction de ces documents que la seule interdiction expressément prévue résultait de la mention suivante : " aucune modification ne doit être apportée au bordereau des prix ". En proposant dans le bordereau de prix, un prix de zéro euro au sous-critère prix kilométrique total sur une base de 90 kms/ jour /véhicule, la société Granger n'a pas modifié ce bordereau et a fait le choix, comme elle le fait valoir dans ses écritures, de faire un geste commercial en indiquant dans la colonne du bordereau un montant zéro. Ainsi, et alors qu'aucun principe ou règle n'interdit une offre à prix zéro et que le département n'a pas dans les documents de la consultation interdit expressément une proposition d'un prix nul l'offre de la société Granger ne pouvait pas être qualifiée d'offre irrégulière. La société requérante est donc fondée à soutenir que, contrairement à ce qu'a jugé le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, c'est à tort que le département de la Marne a rejeté son offre pour ce motif. Le département de la Marne a donc commis une faute de nature à engager sa responsabilité.
En ce qui concerne la perte de chance sérieuse de la société Granger à se voir attribuer le marché :
6. Il résulte de l'instruction que la méthode de notation des offres retenu par le département consiste pour chacun des sous-critères de prix à diviser l'offre la plus basse par l'offre du candidat et de multiplier le chiffre obtenu par le nombre de points.
7. D'une part, l'application de cette méthode de notation aurait conduit nécessairement à attribuer la note de 0 à tous les concurrents de la société Granger mais également à ses offres. Ainsi, par la prise en compte de ses offres, le sous-critère " prix du kilomètres " se serait trouvé neutralisé.
8. D'autre part, la société Granger a proposé le prix des forfaits journaliers le plus élevé pour chacune de ses offres avec un prix minimum de 141 euros, ce qui aurait conduit le département à lui attribuer à ce sous-critère la note la plus basse.
9. Enfin, s'agissant du critère technique d'une valeur de 60 points, le règlement de consultation prévoyait qu'il serait apprécié au regard des moyens matériels spécifiquement affectés au lot pour 30 points, des moyens et des procédures mis en place pour l'exécution des prestations pour 25 points et de la politique de recrutement, de formation et de sécurité mise en place au sein de l'entreprise pour 5 points. En se bornant à produire son mémoire justificatif et à exposer qu'au regard de son classement sur la valeur technique, elle aurait dû remporter le marché, la société Granger n'établit pas qu'elle était en capacité d'obtenir au moins 56 points, note attribuée aux meilleures offres, alors que le département oppose, sans être contesté, que les véhicules proposés dans ses offres ne comportaient pas tous d'équipement pour les personnes à mobilité réduite ou que la rubrique n'était pas renseignée alors que ses concurrents avaient proposé des véhicules neufs ou mieux équipés.
10. Par suite, au regard du sous-critère du prix relatif au coût du forfait journalier et du critère de la valeur technique, il ne résulte pas de l'instruction que la société Granger a perdu une chance sérieuse d'obtenir les marchés en litige. Elle ne peut ainsi prétendre à l'indemnisation de son manque à gagner.
11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner la fin de non-recevoir opposée par le département de la Marne, que la société Granger n'est pas fondée à se plaindre de ce que le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté sa demande.
[…]
MAJ 28/06/23 - Source legifrance
Jurisprudence
BPU et DQE avec des prix à zéro euro dans les accords-cadres (Entreprises, attention aux prix à zéro euros dans les pièces financières des accords-cadres (BPU et DQE) sans explication. Pour éviter toute ambiguïté pensez alors à préciser clairement les prestations gratuites dans les documents de réponse à la consultation (TA Besançon, 17 janvier 2023, n° 2202100)).
CJUE, 10 septembre 2020, aff. n° C-367/19, Tax-Fin-Lex d.o.o (La cour considère que « l’article 2, paragraphe 1, point 5, de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens qu’il ne constitue pas une base légale de rejet de l’offre d’un soumissionnaire dans le cadre d’une procédure de passation de marché public, au seul motif que le prix proposé dans l’offre est de zéro euro ». Cette disposition « ne permet pas d’écarter automatiquement une offre soumise dans le cadre d’un marché public, telle qu’une offre au prix de zéro euro, par laquelle un opérateur propose de fournir au pouvoir adjudicateur les travaux, les fournitures ou les services que celui‑ci souhaite acquérir sans demander de contrepartie »).