TA Amiens, 2 aout 2023, n° 2102207 - Mémoire technique communiqué à un concurrent
Le mémoire technique d'un candidat à un marché public contient des informations protégées par le secret des affaires, par conséquent la communication intégrale d'un tel mémoire à un concurrent constitue une faute de l'administration. Malgré l'existence d'une faute, le requérant doit prouver l'existence et le montant des préjudices allégués pour obtenir une indemnisation. La perte de chances de remporter de futurs marchés doit être étayée par des éléments concrets (baisse d'activité, estimation du manque à gagner). Le fait que le requérant et le bénéficiaire de la divulgation aient collaboré ultérieurement peut être retenu comme un élément contredisant l'existence d'un préjudice. Les préjudices liés aux coûts de réadaptation des offres et au préjudice moral doivent être précisément justifiés pour être indemnisés.
La commune a méconnu ses obligations en communiquant l'intégralité du mémoire technique non occulté d'un candidat. Cette communication viole les dispositions sur la protection du secret des affaires. Le mémoire technique ne se limitait pas à reprendre des informations publiées sur le site internet de la société, ce qui renforce le caractère confidentiel des informations.
Résumé
Contexte et faits
La commune de Villiers Saint-Sépulcre a lancé une procédure adaptée pour l'installation d'un dispositif de vidéosurveillance. La société NTI Solutions, évincée de cette procédure, a introduit un référé précontractuel dont elle s'est ensuite désistée suite à la signature du contrat. Dans le cadre de cette procédure, la commune a produit le mémoire technique de NTI Solutions, qui a été communiqué à la société attributaire du marché. NTI Solutions demande alors une indemnisation pour violation du secret des affaires.
Sur les conclusions indemnitaires
Existence d'une faute de la commune
Le tribunal examine d'abord si la commune a commis une faute en divulguant le mémoire technique de NTI Solutions.
Cadre juridique applicable
Le tribunal se réfère aux dispositions relatives au secret des affaires :
- Article L. 151-1 du code de commerce (point 3)
- Article L. 2132-1 du code de la commande publique (point 3)
- Article 311-6 du code des relations entre le public et l'administration (point 4)
Il rappelle également le principe selon lequel "Les documents et informations échangés entre l'administration et un candidat lors de la phase de négociation d'un contrat de la commande publique, dès lors qu'ils révèlent par nature la stratégie commerciale du candidat, entrent dans le champ du 1° de l'article L. 311-6 et ne sont, par suite, pas communicables." (point 5)
Application au cas d'espèce
Le tribunal constate que la commune a communiqué l'intégralité du mémoire technique de NTI Solutions sans occulter aucun passage, alors qu'elle aurait pu se limiter à produire "le seul extrait de l'offre technique non conforme aux prescriptions des cahiers des charges" (point 6).
De plus, le tribunal relève que "le mémoire technique de la société NTI Solutions ne se limitait pas à reprendre des informations publiées sur son site internet" (point 6), ce qui renforce le caractère confidentiel des informations divulguées.
Le tribunal en conclut que "la commune a méconnu les dispositions des articles cités précédemment" (point 6) et que "la société NTI Solutions est fondée à soutenir que la commune de Villers Saint-Sépulcre a commis une faute en divulguant des informations protégées par le secret des affaires" (point 7).
Existence d'un préjudice imputable à cette faute
Bien que la faute soit établie, le tribunal examine ensuite si NTI Solutions justifie d'un préjudice indemnisable.
Perte de chances de signer de nouveaux contrats
Le tribunal rejette ce car :
- NTI Solutions "ne se prévaut d'aucun élément de nature à démontrer une diminution de son activité ni, d'ailleurs, le manque à gagner moyen par marché qu'elle avance" (point 8)
- NTI Solutions et la société attributaire ont remporté ensemble un appel d'offres pour des prestations similaires après les faits litigieux, ce qui contredit l'argument de la perte de chances (point 8)
Coûts de réadaptation des offres
Le tribunal rejette également ce moyen, estimant que NTI Solutions "ne le justifie pas davantage" (point 9).
Préjudice moral
Enfin, le tribunal considère que le préjudice moral allégué "n'est établi ni dans son principe, ni dans son montant" (point 10).
En conséquence, le tribunal rejette l'ensemble des conclusions indemnitaires de NTI Solutions, faute de justification des préjudices allégués (point 11).
Texte
[…]
1. La commune de Villiers Saint-Sépulcre a lancé, le 23 juin 2020, une procédure adaptée pour installer sur son territoire un dispositif de vidéosurveillance, dont la société NTI Solutions a été évincée. Cette dernière a introduit une requête en référé précontractuel le 1er décembre 2020, dont elle s'est désistée le 16 décembre suivant, à raison de la signature du contrat litigieux le 30 novembre 2020. A l'appui de ses écritures en défense produite au cours de cette instance, la commune a produit un mémoire, accompagné notamment de l'offre technique déposée par la société NTI Solutions, qui a été communiquée dans le cadre de la procédure contradictoire à la société attributaire du contrat. La société NTI Solutions demande au tribunal de condamner la commune à l'indemniser à hauteur de 135 000 euros, au titre des préjudices qu'elle estime subir en raison de la violation du secret des affaires résultant de la transmission de l'intégralité de son mémoire technique à sa concurrente.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
2. La décision implicite par laquelle la commune de Villiers Saint-Sépulcre a rejeté les demandes de la société NTI Solutions a eu pour effet de lier le contentieux à l'égard de l'objet de la demande de l'intéressée qui, en formulant des conclusions indemnitaires, a donné à l'ensemble de sa requête le caractère d'un recours de plein contentieux. Par suite, et dès lors que les vices propres dont elle serait entachée, ce qui n'est au demeurant pas soutenu par la requérante, seraient sans incidence sur la solution du litige, les conclusions présentées à fin d'annulation sont irrecevables et doivent être rejetées.
Sur les conclusions indemnitaires :
En ce qui concerne l'existence d'une faute de la commune de Villers Saint-Sépulcre :
3. D'une part, aux termes de l'article L. 151-1 du code de commerce : " Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : / 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; / 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; / 3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret ". Selon l'article L. 2132-1 du code de la commande publique : " Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : / 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; / 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; / 3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret () ".
4. D'autre part, aux termes de l'article 311-6 du code des relations entre le public et l'administration : " Ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents administratifs : / 1° Dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical et au secret des affaires, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles et est apprécié en tenant compte, le cas échéant, du fait que la mission de service public de l'administration mentionnée au premier alinéa de l'article L. 300-2 est soumise à la concurrence () ". Selon l'article L. 300-2 du même code : " Sont considérés comme documents administratifs, au sens des titres Ier, III et IV du présent livre, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l'Etat, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d'une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions, codes sources et décisions () ".
5. Les documents et informations échangés entre l'administration et un candidat lors de la phase de négociation d'un contrat de la commande publique, dès lors qu'ils révèlent par nature la stratégie commerciale du candidat, entrent dans le champ du 1° de l'article L. 311-6 et ne sont, par suite, pas communicables.
6. Il résulte de l'instruction que dans l'instance de référé précontractuel introduite par la société NTI Solutions à fin d'annuler la procédure d'attribution du marché public de fourniture, d'installation et de maintenance d'un système de vidéo protection engagée par la commune de Villers Saint-Sépulcre, cette dernière a communiqué au tribunal l'intégralité du mémoire par lequel la société NTI Solutions avait présenté son offre technique, sans en occulter aucun passage. Dans ces conditions, et alors qu'elle pouvait se borner à produire, à l'appui de sa défense, le seul extrait de l'offre technique non conforme aux prescriptions des cahiers des charges et que, par ailleurs, le mémoire technique de la société NTI Solutions ne se limitait pas à reprendre des informations publiées sur son site internet, la commune a méconnu les dispositions des articles cités précédemment.
7. Il résulte de ce qui précède que la société NTI Solutions est fondée à soutenir que la commune de Villers Saint-Sépulcre a commis une faute en divulguant des informations protégées par le secret des affaires.
En ce qui concerne l'existence d'un préjudice imputable à cette faute :
8. Si, d'une part, la société NTI Solutions soutient que la transmission de son mémoire technique à sa principale concurrente l'aurait privée de chances de signer de nouveaux contrats, elle ne se prévaut d'aucun élément de nature à démontrer une diminution de son activité ni, d'ailleurs, le manque à gagner moyen par marché qu'elle avance. Au surplus, s'il est constant que la communication par la commune de l'intégralité du mémoire technique de la société
NTI Solutions a eu pour effet de mettre la société attributaire du marché en mesure d'en connaitre la teneur, il résulte néanmoins de l'instruction que le 2 mars 2020, ces deux sociétés ont, en groupement, remporté un appel d'offres lancé par la commune de Creil pour des prestations similaires. Dans ces conditions, la société NTI Solutions n'est pas fondée à soutenir qu'elle subit un préjudice résultant de la perte de chances de signer de nouveaux contrats.
9. D'autre part, si la société NTI Solutions soutient devoir mobiliser des moyens pour réadapter ses offres techniques et commerciales à hauteur de 5 000 euros, représentant cinq jours de travail, elle ne le justifie pas davantage.
10. Enfin, le préjudice moral dont elle se prévaut, résultant de l'atteinte à son image et à sa réputation professionnelle, n'est établi ni dans son principe, ni dans son montant.
11. Il résulte de ce tout qui précède que les conclusions à fin d'indemnisation présentées par la société NTI Solutions, qui ne justifie aucun des préjudices allégués, doivent être rejetées.
[...]
MAJ 30/08/23 - Source legifrance
Jurisprudence
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