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CJCE, 27 février 2003, affaire C-327/00, Santex

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. SIEGBERT ALBER

présentées le 7 février 2002 (1)

Affaire C-327/00

Santex SpA

contre

Unita Socio Sanitaria Locale n. 42 di Pavia

[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia (Italie)]

«Marchés publics - Procédure de passation des marchés de fournitures - Recours contre une clause de l'appel d'offres - Délai»

I - Introduction

1.

Dans la présente affaire préjudicielle, le Tribunale amministrativo regionale per la Lombardia (Italie), ci-après la «juridiction de renvoi», demande s'il peut ignorer le caractère irrévocable d'un avis de marché de fournitures qui n'a pas fait l'objet d'un recours dans le délai imparti par le droit national, pour pouvoir néanmoins tenir compte, à l'occasion d'un recours (ultérieur) d'un soumissionnaire contre son exclusion lors de l'attribution du marché, du fait qu'une clause de l'appel d'offres enfreint le droit communautaire. Il s'agit concrètement de la justification de la capacité d'un soumissionnaire en vertu de l'article 22 de la directive 93/36/CEE portant coordination des procédures de passation des marchés publics de fournitures (2). La juridiction de renvoi veut savoir si le principe national de l'inapplication des actes administratifs non conformes à la loi (article 5 de la loi no 2248 du 20 mars 1865) vaut également pour les clauses d'avis de marché contraires au droit communautaire. Elle demande ensuite si ce principe découle également de l'article 6 UE, conjugué avec le droit à une procédure équitable et à un recours effectif conféré par les articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. L'examen de la demande préjudicielle implique également l'interprétation de la directive 89/665/CEE portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (3).

II - Faits et procédure

2.

Dans la procédure principale, la société Santex SpA (ci-après la «demanderesse») a introduit un recours contre l'Unita Socio Sanitaria Locale n. 42 di Pavia (ci-après la «défenderesse»), pour avoir été exclue d'une procédure d'attribution d'un marché public de fournitures. Elle conteste à cet égard la décision d'attribution du marché ainsi que l'appel d'offres qui comporte, selon elle, une condition d'accès contraire au droit communautaire.

3.

Selon la demande préjudicielle, la défenderesse a publié le 23 octobre 1996 au Journal officiel des Communautés européennes un avis de marché pour la «livraison à domicile de produits absorbants pour l'incontinence», pour un montant estimé à 1 067 372 000 ITL par an. L'avis comportait une clause selon laquelle seules seraient admises à concourir les entreprises prouvant avoir réalisé, au cours des trois dernières années, pour des services identiques à ceux sur lesquels portait l'appel d'offres, un chiffre d'affaires total au moins égal à trois fois le montant annuel estimé du marché.

4.

La société demanderesse a signalé au directeur de la commission d'adjudication compétente de la défenderesse, par lettre du 25 novembre 1996, que la clause susmentionnée constituait une restriction illicite de la concurrence. Elle indiquait que, les services socio-sanitaires locaux («aziende sanitarie locali») n'ayant introduit ce type de prestation qu'à une date récente, l'application de cette clause excluait de nombreux candidats, dont la société demanderesse, alors même qu'elle avait réalisé, au cours de l'année précédente, un chiffre d'affaires égal à deux fois le montant annuel estimé du marché.

5.

La commission d'adjudication de la défenderesse a alors différé l'ouverture des offres et a demandé aux sociétés concernées de lui communiquer des pièces complémentaires, en indiquant que la clause en question pouvait être interprétée comme faisant référence au chiffre d'affaires total des entreprises participantes et que la fourniture de produits identiques à ceux demandés ne constituait donc pas une condition d'admission à soumissionner, mais entrait seulement dans l'évaluation de la qualité (4).

6.

La société Molnlycke SpA (ci-après «Mölnlycke»), qui était titulaire du marché de fourniture de produits analogues pour la période antérieure, s'est élevée contre cette interprétation. Elle a adressé à la défenderesse une lettre réclamant le strict respect de la clause litigieuse de l'appel d'offres.

7.

La défenderesse a alors demandé aux entreprises soumissionnaires de compléter le dossier déjà déposé par la déclaration du chiffre d'affaires qu'elles avaient réalisé grâce aux fournitures de produits identiques, et par la liste des établissements de soins auxquels ils avaient été livrés.

8.

L'appel d'offres s'est conclu par l'exclusion de la demanderesse et de deux autres sociétés, et par l'attribution du marché à la société Mölnlycke.

9.

La demanderesse, au motif que, si elle avait été admise à soumissionner, elle aurait obtenu le marché, a contesté aussi bien son exclusion de la mise en concurrence et l'adjudication décidée par la suite que l'avis d'appel d'offres, pour violation de la loi et excès de pouvoir.

10.

La défenderesse et la société Mölnlycke, qui est intervenue au litige, font valoir que le recours en annulation dirigé contre l'avis d'appel d'offres est tardif, et concluent donc au rejet de la demande, comme non fondée.

11.

La juridiction de renvoi a fait droit à la demande accessoire de sursis à exécution des dispositions attaquées, au motif que la violation de principes du droit communautaire de la concurrence était constituée. L'appel d'offres, en établissant le critère d'un chiffre d'affaires déterminé, limitait de manière injustifiée et excessive la participation des entreprises concurrentes. Même si la demande d'annulation de l'avis d'appel d'offres devait être considérée comme tardive, l'application de la clause litigieuse de l'avis d'appel d'offres devrait néanmoins être écartée pour violation du droit communautaire.

12.

Cette ordonnance de référé a été annulée par ordonnance de la cinquième chambre du Consiglio di Stato du 29 août 1997, qui n'est motivée ni en fait ni en droit.

13.

La procédure en référé étant close, la défenderesse, qui avait dans l'intervalle prorogé son contrat de fourniture antérieur avec la société Mölnlycke, a définitivement conclu le marché avec cette dernière pour la période suivante.

14.

Dans le litige principal, la juridiction de renvoi a saisi la Cour d'une demande préjudicielle visant à savoir si les dispositions combinées de l'article 22 de la directive 93/36 ou de l'article 6, paragraphe 2, UE, et des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme doivent être interprétées en ce sens que les clauses d'un appel d'offres contraires au droit communautaire peuvent rester inappliquées, même lorsqu'elles n'ont pas été contestées dans les délais prévus par les règles nationales de procédure.

15.

Les gouvernements italien, français et autrichien, ainsi que la Commission, ont pris part à la procédure devant la Cour.

III - La demande préjudicielle

16.

Dans les motifs de sa demande préjudicielle, la juridiction de renvoi tient pour acquis que la procédure d'appel d'offres comporte une clause illégale au regard du droit communautaire et des dispositions nationales assurant sa transposition (5). En particulier, le fait d'exiger la fourniture de services identiques durant les trois dernières années pour un chiffre d'affaires égal à trois fois le montant du marché apparaît contraire aux principes de proportionnalité et de non-discrimination entre les entreprises soumissionnaires. Mais elle est néanmoins tenue, en vertu du droit national de la procédure, de statuer d'abord sur l'exception de tardiveté de la demande.

17.

L'exception d'irrecevabilité est prise du fait que c'est déjà la clause de l'appel d'offres qui a empêché la demanderesse d'y participer. Elle a ainsi directement et immédiatement affecté son intérêt à prendre part à la procédure, et elle aurait par conséquent dû être attaquée, sous peine de forclusion, dans le délai de 60 jours à compter de la date à laquelle la demanderesse en a eu connaissance, conformément à l'article 36 du décret royal no 1054 du 26 juin 1924 (6).

18.

La juridiction de renvoi estime toutefois que les droits et intérêts des demandeurs dans les procédures de passation des marchés publics doivent bénéficier d'une protection effective, au titre tant de l'application du droit communautaire que du droit interne. C'est pourquoi les clauses des appels d'offres qui restreignent indûment le principe de la participation la plus large possible aux marchés publics ne sauraient être appliquées.

19.

À cette fin, on a constamment recouru à deux mécanismes juridiques: d'une part, l'insertion automatique des règles impératives dans le dispositif des appels d'offres, par analogie avec l'article 1339 du code civil italien (7), et, d'autre part, le principe de l'inapplication prévu par l'article 5 de la loi no 2248 du 20 mars 1865, annexe E (8), qui reste en vigueur.

20.

Selon ce principe, le Consiglio di Stato a jugé, de manière générale, que le juge administratif peut lui aussi - tout comme le juge de l'ordre judiciaire - laisser inappliquée une disposition réglementaire contraire à une norme de rang supérieur et affectant un droit subjectif. Le Consiglio di Stato ne l'a toutefois pas admis dans le cas de l'appel d'offres pour l'attribution de marchés publics qui nous intéresse en l'espèce, faute d'un droit subjectif. L'appel d'offres aurait donc dû être attaqué dans le délai de soixante jours, de sorte que, après l'expiration du délai, les clauses de l'appel d'offres sont impérativement applicables.

21.

Le droit italien opère une distinction entre les intérêts légitimes, qui requièrent toujours l'introduction d'un recours en annulation dans les délais contre l'acte qui les affecte, et les droits subjectifs, qui peuvent être protégés par le mécanisme juridique de l'inapplication. Cette distinction habituelle en droit interne ne semble pas acceptable au regard du droit communautaire.

22.

La juridiction de renvoi se réfère à l'arrêt Simmenthal (9), dans lequel la Cour a jugé que le juge national appelé à appliquer les dispositions du droit communautaire a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes, en laissant au besoin inappliquée toute disposition contraire de la législation nationale, sans avoir à demander ou à attendre son élimination préalable.

23.

La juridiction de renvoi estime qu'il convient également d'examiner, sur la base de la jurisprudence de la Cour dans les affaires Van Schijndel et Van Veen (10) et Eco Swiss (11), s'il n'a pas été excessivement difficile, voire impossible, d'appliquer le droit communautaire dans le cadre particulier de la procédure administrative conduisant à l'attribution du marché de fourniture en question, et si l'efficacité de la sauvegarde des droits conférés par les dispositions du droit communautaire en a été affectée.

24.

Par l'attitude qu'elle a d'abord affichée, en paraissant favorable à une interprétation restrictive ou à une modification de la clause litigieuse, la défenderesse a suscité chez la demanderesse l'impression qu'il n'était pas nécessaire qu'elle conteste l'appel d'offres. Par son attitude, la défenderesse a créé une situation objective d'incertitude juridique pour la demanderesse. Les principes développés par la Cour dans l'arrêt Peterbroeck (12) doivent donc s'appliquer ici.

25.

L'intérêt public exige donc en l'espèce la constatation du caractère illégal de l'exclusion contestée, d'une part dans le but de faire prévaloir effectivement le droit communautaire, et d'autre part parce qu'il est de l'intérêt de l'administration publique que l'appel d'offres soit ouvert à une participation aussi large que possible, afin de choisir le produit qualitativement le meilleur, au meilleur prix.

26.

La juridiction nationale est habilitée à agir d'office. La Cour a ainsi jugé, dans l'affaire Océano Grupo Editorial et Salvat Editores (13), au sujet des clauses abusives figurant dans les contrats conclus avec les consommateurs, que le juge national est habilité, lorsqu'il examine la recevabilité d'une demande dont il est saisi, à apprécier d'office la légalité des clauses contractuelles en cause.

27.

La solution retenue dans l'arrêt Eco Swiss (14), en vertu duquel le droit communautaire n'est pas applicable d'office, en cas de non-respect de certaines règles de la procédure nationale, n'est pas transposable à la situation en fait et en droit du cas d'espèce.

28.

La juridiction de renvoi soumet à la Cour, pour une décision à titre préjudiciel, les questions suivantes:

«1) Faut-il comprendre l'article 22 de la directive 93/36/CEE du 14 juin 1993 en ce sens que les juridictions nationales compétentes sont tenues de protéger les citoyens de l'Union lésés par des actes adoptés en violation du droit communautaire, en utilisant la possibilité de laisser inappliquées, comme le prévoit l'article 5 de la loi italienne du 20 mars 1865, également les clauses d'un avis d'appel d'offres contraires au droit communautaire mais non attaquées dans les brefs délais prévus à peine de forclusion par les règles procédurales nationales, pour appliquer d'office le droit communautaire, chaque fois qu'il est établi que, d'une part, l'application de ce dernier est rendue excessivement difficile ou tout au moins compliquée, et que, d'autre part, il existe un intérêt public d'ordre communautaire ou national justifiant cette application?

2) Faut-il déduire la même conséquence de l'article 6, paragraphe 2, UE [(15)] qui, en prescrivant le respect des droits fondamentaux garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, reprend à son compte le principe de la protection juridictionnelle effective consacré aux articles 6 et 13 de cette convention?»

IV - Cadre juridique

A - Droit communautaire

29.

La directive 93/36 en matière de passation de marchés publics de fournitures dispose, à son article 22:

«1. La justification de la capacité financière et économique du fournisseur peut être fournie, en règle générale, par l'une ou l'autre ou plusieurs des références suivantes:

[...]

c) une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires relatif à la fourniture faisant l'objet du marché réalisé par le fournisseur au cours des trois derniers exercices.

2. Les pouvoirs adjudicateurs précisent, dans l'avis ou dans l'invitation à soumissionner, celle ou celles des références visées au paragraphe 1 qu'ils ont choisies ainsi que les références probantes, autres que celles mentionnées au paragraphe 1, qu'ils entendent obtenir.

3. Si, pour une raison justifiée, le fournisseur n'est pas en mesure de fournir les références demandées par le pouvoir adjudicateur, il est admis à prouver sa capacité économique et financière par tout autre document considéré comme approprié par le pouvoir adjudicateur.»

30.

Les articles 1er, paragraphes 1 et 3, 2, paragraphe 1, sous b), et 6 de la directive 89/665 (directive recours) sont également concernés:

Article 1er

«1. Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d'application des directives 71/305/CEE, 77/62/CEE et 92/50/CEE, les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l'objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles suivants, et notamment à l'article 2 paragraphe 7, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.

2. [...]

3. Les États membres assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public de fournitures ou de travaux déterminé et ayant été ou risquant d'être lésée par une violation alléguée. En particulier, ils peuvent exiger que la personne qui souhaite utiliser une telle procédure ait préalablement informé le pouvoir adjudicateur de la violation alléguée et de son intention d'introduire un recours.»

Article 2

«1. Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l'article 1er prévoient les pouvoirs permettant:

a) de prendre, dans les délais les plus brefs et par voie de référé, des mesures provisoires ayant pour but de corriger la violation alléguée ou d'empêcher d'autres dommages d'être causés aux intérêts concernés, y compris des mesures destinées à suspendre ou à faire suspendre la procédure de passation de marché public en cause ou de l'exécution de toute décision prise par les pouvoirs adjudicateurs;

b) d'annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l'appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause;

c) d'accorder des dommages-intérêts aux personnes lésées par une violation.

[...]

6. Les effets de l'exercice des pouvoirs visés au paragraphe 1 sur le contrat qui suit l'attribution d'un marché sont déterminés par le droit national.

En outre, sauf si une décision doit être annulée préalablement à l'octroi de dommages-intérêts, un État membre peut prévoir que, après la conclusion du contrat qui suit l'attribution d'un marché, les pouvoirs de l'instance responsable des procédures de recours se limitent à l'octroi des dommages-intérêts à toute personne lésée par une violation.

[...]»

Article 3

«1. La Commission peut invoquer la procédure prévue au présent article lorsque, avant la conclusion d'un contrat, elle considère qu'une violation claire et manifeste des dispositions communautaires en matière de marchés publics a été commise au cours d'une procédure de passation de marché relevant du champ d'application des directives 71/305/CEE et 77/62/CEE.

[...]»

B - Droit italien

31.

L'article 13 du décret-loi no 358 du 24 juillet 1992, intitulé «Texte unifié des dispositions relatives aux marchés publics de fournitures portant transposition des directives 77/62/CEE, 80/767/CEE et 88/295/CEE», qui transpose l'article 22 de la directive 93/36, dispose comme suit:

Article 13

«1. La justification de la capacité financière et économique des entreprises concurrentes peut être fournie par l'un ou l'autre des documents suivants:

[...]

c) une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires relatif à la fourniture faisant l'objet du marché, réalisés par l'entreprise au cours des trois derniers exercices.

2. Les pouvoirs adjudicateurs précisent, dans l'avis, ceux des documents visés au paragraphe 1 qui doivent être fournis, ainsi que les éventuelles autres références qu'ils entendent obtenir. [...]

3. Si, pour une raison justifiée, le fournisseur n'est pas en mesure de fournir les références demandées, il peut prouver sa capacité économique et financière par tout autre document considéré comme approprié par le pouvoir adjudicateur.»

32.

L'article 36, paragraphe 1, du décret royal no 1054 du 26 juin 1924, portant consolidation des lois relatives au Consiglio di Stato, qui ont été étendues aux juridictions administratives par l'article 19 de la loi no 1034 du 6 décembre 1971 (ci-après l'«article 36 de la loi du 26 juin 1924»), est également applicable à la présente affaire; il dispose ce qui suit:

Article 36

«1. En dehors des cas dans lesquels les délais sont fixés par des lois spéciales, relatives à la matière du recours, le délai de recours devant le Consiglio di Stato siégeant en matière juridictionnelle est de 60 jours à compter de la date à laquelle la décision administrative a été notifiée dans les formes et modalités fixées par voie réglementaire, ou à compter de la date à laquelle il apparaît que l'intéressé en a eu pleinement connaissance [...].»

33.

Enfin, il convient de citer, aux fins du présent litige, l'article 5 de la loi no 2248 du 20 mars 1865:

Article 5

«Les autorités judiciaires appliquent les actes administratifs et réglementaires généraux et locaux dans la mesure où ils sont conformes aux lois [...].»

V - Observations des parties

34.

Le gouvernement italien relève que, selon la juridiction de renvoi, les dispositions du droit communautaire ont fondamentalement un effet direct, et la protection de l'ordre juridique communautaire commande donc au juge national d'assurer l'application effective de ces dispositions indépendamment du respect des règles nationales de procédure.

35.

Mais le Consiglio di Stato a récemment jugé, dans un arrêt du 7 avril 1998, confirmant sa jurisprudence en matière de marchés publics, qu'un acte qui restreint le droit d'un candidat à participer à une procédure d'adjudication doit être attaqué dans le délai ordinaire de soixante jours. Passé ce délai, l'acte administratif ne peut plus rester inappliqué. L'acte administratif devient irrévocable, tout recours dirigé contre lui devient irrecevable, de même que tout moyen tiré de sa nullité doit être rejeté.

36.

L'irrévocabilité de l'acte administratif sanctionne l'inertie de la personne qui s'estime lésée, et renforce la présomption de légitimité de l'autorité administrative. L'irrévocabilité de l'acte administratif est une condition de la sécurité juridique, au même titre que les mécanismes juridiques de la prescription et de la chose jugée. S'il restait possible de contester l'avis d'appel d'offres, la confiance légitime et les intérêts économiques des concurrents seraient lésés.

37.

La solution du litige principal ne dépend pas tant de la nature juridique de l'article 22 de la directive 93/36 que de la question de savoir si les mentions de l'avis d'appel d'offres relatives à la capacité financière et économique requise sont légitimes. Le gouvernement italien estime qu'elles le sont incontestablement. Il relève que l'article 22 de la directive n'est au demeurant pas directement applicable.

38.

Compte tenu de l'obligation générale de concourir à la mise en oeuvre du droit communautaire que l'article 10 CE impartit aussi aux États membres, la question se pose ici de l'articulation entre cette obligation et les principes des règles nationales de procédure.

39.

Le gouvernement italien rappelle la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle, en l'absence de réglementation communautaire dans ce domaine, c'est au droit interne de chaque État membre qu'il appartient de déterminer les modalités procédurales des recours juridictionnels destinés à assurer la protection des droits conférés aux particuliers par les dispositions du droit communautaire dotées d'un effet direct. À cet égard, ces modalités ne peuvent être moins favorables que celles des recours analogues de nature interne, ni rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire.

40.

Le droit italien prévoit que les actes administratifs peuvent faire l'objet d'un recours dans un délai de soixante jours. Toute violation du droit, qu'il s'agisse du droit national ou du droit communautaire, peut entraîner l'annulation de l'acte administratif. On ne relève donc aucune discrimination, et rien ne fait obstacle à une application effective du droit communautaire. Si l'on autorisait le juge, en cas de violation d'une disposition du droit communautaire directement applicable, à laisser la règle nationale de procédure inappliquée, cela conduirait à une discrimination injustifiée entre dispositions internes d'un contenu analogue.

41.

Le principe de la protection effective des droits, découlant des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ne s'applique qu'aux actes de droit communautaire et aux actes de droit interne pris pour leur application; il ne peut s'appliquer au détriment des règles nationales de procédure.

42.

Le gouvernement italien suggère donc de répondre aux questions préjudicielles dans les termes suivants:

Dès lors que rien ne justifie objectivement que l'on traite différemment, du point de vue procédural, les demandes fondées sur des règles communautaires directement applicables dans l'État membre, d'une part, et les demandes fondées sur les règles internes de même contenu, d'autre part, il n'est pas possible d'écarter l'application des règles procédurales de l'État membre régissant l'exercice de l'action en justice visant à protéger les droits dont la violation est alléguée.

43.

Le gouvernement autrichien estime que la première question préjudicielle vise à savoir si les règles du droit communautaire en vigueur dans le domaine des marchés publics font obstacle à l'application de règles de forclusion résultant du droit interne. Le cadre juridique est donc déterminé par la directive 89/665 relative aux procédures de recours dans le domaine de la passation des marchés publics de fournitures et de travaux.

44.

La république d'Autriche estime légitime de soumettre l'introduction de recours devant l'instance de contrôle compétente, dans une procédure d'attribution de marchés publics, à des délais, à la double condition que les objectifs de la directive 89/665 ne soient pas contournés, et que le principe d'efficacité et d'égalité de traitement découlant du traité soit respecté. La directive ne comporte, en elle-même, aucune disposition régissant de façon détaillée l'organisation des instances de recours et la procédure à respecter devant ces instances. La mise au point des procédures est donc du ressort des États membres.

45.

Le délai de soixante jours qui est en cause en l'espèce, ouvert aux administrés pour attaquer la validité des actes administratifs, n'a pas pour effet de restreindre la protection des droits des autres candidats et soumissionnaires. Bien au contraire, il est dans l'intérêt des candidats et des soumissionnaires, mais aussi dans l'intérêt général du bon fonctionnement de l'administration, et il est même de l'intérêt des requérants, que les décisions illégales, dès qu'elles sont connues, soient dès que possible dénoncées et éliminées.

46.

La république d'Autriche suggère donc de répondre à la question préjudicielle dans les termes suivants:

La directive 89/665 ne fait pas obstacle à une réglementation nationale qui, pour qui a connaissance de la violation des règles d'adjudication, soumet l'introduction du recours contre une décision donnée du pouvoir adjudicateur à un délai, de sorte que, passé ce délai, cette décision du pouvoir adjudicateur ne peut plus être contestée par la suite au cours de la procédure d'adjudication. Le délai prévu ne doit pas être aménagé de telle sorte qu'il rende en pratique impossible ou excessivement difficile l'introduction ou le déroulement des recours. Il peut être prévu que, lorsqu'une violation des règles de passation des marchés est connue, les intéressés doivent faire valoir toute irrégularité dans le délai prévu à cet effet, sous peine de forclusion.

47.

Le gouvernement français comprend la première question en ce sens qu'elle tend à savoir si une juridiction nationale est tenue d'apprécier d'office la compatibilité de l'acte de droit interne avec une disposition de droit communautaire dans le cas où cet acte n'a pas été attaqué dans le délai prévu par les dispositions nationales de procédure. Le gouvernement français propose de répondre à cette question par la négative.

48.

Le gouvernement français se réfère lui aussi à la jurisprudence de la Cour dans l'affaire Peterbroeck (16), et en conclut que le délai de soixante jours, tel qu'il est prévu en Italie pour contester les actes administratifs, ne rend pas en pratique impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire.

49.

Selon lui, les délais de forclusion permettent d'appliquer le principe de la sécurité juridique à chaque partie, en encadrant et en limitant dans le temps la possibilité de recours. La sécurité juridique fait partie des principes fondamentaux de l'ordre juridique communautaire. Ceux-ci sont des dispositions d'ordre public, qui ne sauraient être ignorées par les parties ou par le juge.

50.

Dans la mesure où la juridiction de renvoi est d'avis que, en l'espèce, l'attitude adoptée par le pouvoir adjudicateur après la publication de l'appel d'offres a contribué à l'irrecevabilité du recours de la demanderesse, le gouvernement français renvoie à l'arrêt Edis (17). Cette jurisprudence reconnaît, certes, que l'attitude d'une autorité nationale, conjuguée avec un délai, peut conduire à priver le demandeur de toute possibilité de faire valoir ses droits devant les juridictions de l'État membre. Une entreprise telle que la demanderesse ne pouvait cependant ignorer la nécessité d'introduire à titre conservatoire un recours dans les délais impartis, tout en poursuivant ses discussions avec le pouvoir adjudicateur.

51.

Le gouvernement français propose donc de répondre aux questions préjudicielles de la manière suivante:

Le droit communautaire n'impose pas à une juridiction nationale saisie dans le cadre de sa compétence d'apprécier d'office la compatibilité d'un acte de droit interne avec le droit communautaire, dans le cas où cet acte n'a pas été attaqué par l'intéressé dans les délais prévus par les règles nationales de procédure.

L'article 6, paragraphe 2, UE, dans la mesure où il renvoie aux articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, n'impose pas d'autres obligations à cet égard.

52.

La Commission relève tout d'abord, dans ses observations, que les critères mentionnés dans la jurisprudence de la Cour aux fins de l'appréciation des systèmes de protection juridique des États membres, à savoir le principe de non-discrimination et l'exigence qu'ils ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés, ne peuvent entrer en ligne de compte que si le droit communautaire ne comporte pas lui-même, directement ou par des dispositions harmonisées du droit, les règles qui doivent être appliquées dans le droit des États membres. C'est, en matière de marchés publics, la directive 89/665, à la lumière de laquelle il convient d'examiner la demande préjudicielle.

53.

La Commission suggère donc que la question préjudicielle soit reformulée de la manière suivante:

La directive 89/665 doit-elle être interprétée en ce sens que les juridictions nationales compétentes sont tenues de protéger les citoyens de l'Union lésés par les actes adoptés en violation de la directive 93/36, en utilisant la possibilité de laisser inappliquées les clauses d'un appel d'offres qui sont contraires au droit communautaire, mais qui n'ont pas été attaquées dans les délais prévus par le droit procédural national, pour appliquer d'office le droit communautaire à chaque stade de la procédure de passation d'un marché, y compris celui de la décision d'adjudication?

54.

Compte tenu du fait que la directive 89/665 prévoit l'obligation, pour les États membres, de veiller à ce que les décisions prises par le pouvoir adjudicateur puissent faire l'objet de recours efficaces et rapides, permettant d'annuler les décisions illégales indépendamment du fait qu'une décision précédente ait ou non été attaquée dans les délais impartis, il convient, selon la Commission, d'examiner si la décision d'attribution du marché et la décision d'exclusion sont des «décisions» au sens de la directive.

55.

La liste des décisions illégales susceptibles de recours visées à l'article 2, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/665 est simplement donnée à titre d'exemple et n'est nullement exhaustive. En ce qui concerne la décision d'attribution du marché, la Commission renvoie à l'arrêt Alcatel, Alcatel Austria e.a. (18), dans lequel il a été décidé que la décision d'attribution du marché est une décision au sens de la directive 89/665.

56.

En ce qui concerne la décision d'exclusion, la Commission constate que le pouvoir adjudicateur répond par cet acte à la demande de l'entreprise de participer à la procédure d'adjudication. Le pouvoir adjudicateur se réfère dans cette décision aux dispositions générales et particulières de l'appel d'offres, et prend donc position sur leur interprétation. Cette démarche constitue donc une nouvelle décision autonome. Dans le cas où l'appel d'offres enfreint des dispositions du droit communautaire, le pouvoir adjudicateur est même tenu d'appliquer directement le droit communautaire et de prendre une décision légale.

57.

La décision d'exclusion constitue par conséquent une décision au sens de la directive 89/665, qui doit pouvoir faire l'objet d'un recours en annulation rapide et efficace, sans qu'il soit nécessaire de tenir compte d'un appel d'offres illégal, lequel ne doit donc pas être appliqué.

58.

Dans le cas d'espèce, le pouvoir adjudicateur a en outre laissé entendre dans un premier temps que la clause litigieuse de l'appel d'offres pouvait être considérée comme un critère d'attribution, et non pas de sélection, donnant ainsi une interprétation de l'appel d'offres conforme au droit communautaire, en l'appliquant directement.

59.

Les travaux préparatoires de la directive 89/665 confirment l'interprétation précédemment préconisée. La proposition initiale de la Commission prévoyait ceci: «Les États membres prennent les mesures nécessaires pour garantir, à quelque stade de la procédure de passation de marché public que ce soit, la possibilité de recours administratifs et/ou juridictionnels efficaces visant [les] décisions [...]» (19). Au cours des travaux préparatoires du Conseil, la formule «à quelque stade de la procédure [...] que ce soit» a été supprimée sans explication, tandis que la délégation italienne demandait que l'expression «les décisions» soit remplacée par «toute décision». Cette demande a ensuite été retirée à la suite d'une déclaration commune sur l'article 1er, qui a été inscrite au procès-verbal. Cette déclaration commune dispose en substance: le Conseil et la Commission déclarent que, au sens de la présente directive, toute personne exclue de la participation à une procédure de marché public en raison d'une violation alléguée est une personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir l'attribution d'un marché public, et qui a été lésée ou risque d'être lésée.

60.

La Commission suggère de répondre à la demande préjudicielle dans les termes suivants:

La directive 89/665 impose à une juridiction compétente de l'État membre l'obligation d'assurer la protection des citoyens de l'Union lésés par les actes administratifs pris en violation de la directive 93/36, en utilisant la possibilité de laisser inappliquées les clauses d'un appel d'offres qui sont contraires au droit communautaire, mais qui n'ont pas été attaquées dans les délais prévus par le droit procédural national, pour appliquer d'office le droit communautaire à chaque stade de la procédure de passation d'un marché, y compris la décision d'attribution du marché.

VI - Appréciation

61.

À lire les questions préjudicielles dans le contexte de l'ordonnance de renvoi, il apparaît clairement que la juridiction de renvoi ne demande en réalité pas, contrairement à ce qu'indique la formulation de la première question, une interprétation de l'article 22 de la directive 93/36. La juridiction de renvoi semble convaincue de l'illégalité de la clause litigieuse de l'appel d'offres. Elle estime qu'elle est contraire aussi bien à l'article 22 de la directive 93/36 qu'à l'article 3, paragraphe 1, sous c), du décret-loi no 358 du 24 juillet 1992, pris pour la transposition de la disposition communautaire en droit national.

62.

Le gouvernement italien a, certes, laissé entendre que la clause litigieuse est, à ses yeux, conforme aux dispositions applicables. Mais, si la clause litigieuse ne devait pas être considérée comme contraire au droit communautaire, la question complémentaire de la juridiction de renvoi, à savoir si, et le cas échéant sous quelles conditions, cette clause peut être ignorée, serait sans objet. Il faut donc admettre, avec la juridiction de renvoi, afin de poursuivre l'examen des questions préjudicielles, que la clause litigieuse est illégale, au regard aussi bien du droit communautaire que des dispositions d'application de l'État membre.

63.

La juridiction de renvoi se trouve maintenant confrontée, pour statuer sur le litige dont elle est saisie, au problème suivant: elle estime que la clause qui a été à l'origine de l'exclusion de la demanderesse de la procédure d'attribution du marché est illégale, alors même qu'elle a acquis force de loi en vertu des règles de procédure de l'État membre (20). Il ressort des observations du gouvernement italien, non seulement qu'un recours tardif contre l'acte administratif est irrecevable, mais aussi que tous les moyens pris de l'illégalité présumée de l'acte administratif qui sont invoqués dans une autre action doivent être rejetés comme irrecevables. Cela signifie que même un examen incident de l'acte administratif en question n'est normalement plus possible au cours d'une procédure contentieuse administrative ultérieure.

64.

À l'audience, les questions posées par le juge rapporteur ont suscité un débat, qui a conduit aux conclusions suivantes. L'examen incident d'un acte administratif prétendument illégal n'est pas en soi inconnu en droit italien. Dans un litige de droit civil, concernant par exemple une demande d'indemnisation sur la base de l'acte administratif illégal, l'examen incident est tout à fait possible. C'est seulement dans la procédure administrative contentieuse, dans laquelle l'intérêt général au maintien de l'acte administratif doit primer, que le moyen pris de son illégalité ne peut pas être invoqué.

65.

Or la juridiction de renvoi a indiqué pour sa part, dans la demande préjudicielle, que, pour la préservation de droits subjectifs - conformément à la jurisprudence du Consiglio di Stato - le juge administratif peut lui aussi laisser inappliquée une disposition réglementaire contraire à une norme de rang supérieur, comme le juge de droit commun. La juridiction de renvoi ne doute pas que cela vaut aussi pour les actes administratifs contraires au droit communautaire.

66.

Il semble donc que c'est en fonction de la qualification du statut juridique du demandeur potentiel - selon qu'il peut faire valoir des droits subjectifs ou «seulement» des intérêts légitimes - que le droit de l'État membre permet un examen incident d'un acte administratif considéré comme illégal.

67.

Puisque le statut juridique résultant, pour le demandeur, de la violation de l'article 22 de la directive 93/36 et de la violation de la disposition d'application qu'elle implique ne semble pas constituer une violation de «droits subjectifs» au sens du droit italien, il n'est pas possible à la juridiction de renvoi de tenir compte, dans le cadre de la procédure de recours contre la décision d'exclusion du marché, de l'illégalité que l'appel d'offres recèle, en l'espèce, à ses yeux.

68.

Dans ce contexte, la première question de la juridiction de renvoi devrait être entendue - à la différence de la formulation que les parties en ont donnée au cours de la procédure devant la Cour - en ce sens qu'elle vise à savoir si l'article 22 de la directive 93/36 octroie à un soumissionnaire des droits subjectifs. Il s'agirait donc à cet égard de définir le statut juridique des parties à la procédure de passation de marchés publics telle qu'elle est définie à l'article 22 de la directive 93/36.

69.

Dans cette perspective, les observations du gouvernement italien sur la nature juridique de l'article 22 de la directive 93/36 et, le cas échéant, de son applicabilité directe, seraient également pertinentes puisque la jurisprudence de la Cour sur l'applicabilité directe des dispositions des directives repose sur l'idée que le statut juridique conféré au particulier par la directive doit être préservé. Selon une jurisprudence maintenant bien établie, un particulier est en mesure de faire valoir à l'égard de l'État des dispositions d'une directive inconditionnelles et suffisamment précises, en tant qu'elles sont de nature à définir des droits (21).

70.

L'article 22 figure sous le titre IV de la directive 93/36, au chapitre 2: «Critères de sélection qualitative». Cette disposition prévoit quels justificatifs le pouvoir adjudicateur peut exiger des fournisseurs potentiels afin qu'ils apportent la preuve de leur capacité financière et économique. La directive prévoit à cet effet trois possibilités:

«a) des déclarations bancaires appropriées;

b) la présentation des bilans ou d'extraits des bilans de l'entreprise dans le cas où la publication des bilans est prescrite par la législation du pays où le fournisseur est établi;

c) une déclaration concernant le chiffre d'affaires global et le chiffre d'affaires relatif à la fourniture faisant l'objet du marché réalisé par le fournisseur au cours des trois derniers exercices.»

71.

Il ressort du paragraphe 2 de cette disposition que les différents justificatifs peuvent être exigés de manière aussi bien alternative que cumulative, et que l'énumération des justificatifs n'est pas limitative. Ainsi, le pouvoir adjudicateur doit aussi préciser, dans l'avis ou dans l'invitation à soumissionner, quelles références probantes autres que celles mentionnées au paragraphe 1 il entend obtenir. En outre, le paragraphe 3 ouvre au fournisseur potentiel la faculté de prouver sa capacité économique et financière par tout autre document considéré comme approprié par le pouvoir adjudicateur si, «pour une raison justifiée», il n'est pas en mesure de fournir les références demandées par le pouvoir adjudicateur.

72.

Cette disposition comporte donc bien des garanties pour le fournisseur potentiel quant aux possibilités de prendre part à la procédure d'adjudication.

73.

Mais la question posée en l'espèce n'est pas celle de l'application directe de dispositions d'une directive, puisqu'il est constant que la disposition applicable de la directive a été transposée de manière parfaitement correcte (22) dans le droit de l'État membre. Les problèmes résultant dans le litige au principal de la violation de ces dispositions se posent sur le plan de la garantie des droits.

74.

La garantie des droits contre une clause d'un avis d'appel d'offres considérée comme illégale peut se situer à différents niveaux. Il peut s'agir, d'une part, d'un recours direct contre l'appel d'offres qui - on l'a dit - doit être introduit, en droit italien, dans les soixante jours. Mais, d'autre part, l'illégalité peut aussi se poursuivre, se renforcer, voire apparaître seulement à un stade ultérieur de la procédure, de sorte que ce n'est plus l'appel d'offres lui-même qui fait l'objet du recours, mais la décision réglant ou mettant fin au stade considéré de la procédure. Dans le litige principal, c'est la décision d'exclusion, qui a directement affecté le demandeur, qui fait l'objet de son recours en annulation.

75.

La question est, dans ce cas de figure, celle de savoir si, et le cas échéant dans quelle mesure, l'illégalité initiale d'une clause d'un appel d'offres peut entraîner l'annulation de la décision ultérieure.

76.

Fondamentalement, le régime des voies de recours contre les actes administratifs relève de l'ordre juridique des États membres. Mais, lorsqu'il s'agit de mettre en application les effets du droit communautaire, les principes que la Cour a développés dans sa jurisprudence constante doivent être pris en compte. Il s'agit en l'occurrence du principe de l'équivalence et du principe d'effectivité. Selon ces deux principes, qui ne sont désignés en tant que tels que dans la jurisprudence récente de la Cour (23), les modalités des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire ne doivent pas être réglées de manière moins favorable que celles concernant des recours similaires de nature interne, et elles ne doivent pas rendre en pratique impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire (24).

77.

La Cour réaffirme, dans une jurisprudence constante (25), qu'il incombe aux juridictions des États membres, par application du principe de coopération, d'assurer la protection juridique découlant, pour les justiciables, de l'effet direct du droit communautaire. «En l'absence de réglementation communautaire en la matière, il appartient à l'ordre juridique interne [...] de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit communautaire» (26).

78.

Il convient donc tout d'abord d'établir s'il existe une réglementation communautaire sur les faits visés dans la présente affaire. La directive 89/665 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux établit les conditions minimales auxquelles doivent répondre les voies de recours ouvertes. L'article 1er, paragraphe 1, de la directive stipule que les États membres prennent les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l'objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible. En vertu de l'article 1er, paragraphe 3, les États membres assurent que les procédures de recours sont accessibles au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public de fournitures ou de travaux déterminé et ayant été ou risquant d'être lésée par une violation alléguée.

79.

Un soumissionnaire exclu fait donc sans aucun doute partie de la catégorie des justiciables qui peuvent faire usage du droit de recours. Mais il reste à déterminer quelles décisions peuvent ou doivent faire l'objet du recours. La directive ne comporte pas d'énumération exhaustive des décisions susceptibles de recours. L'article 2, paragraphe 1, sous b), dispose simplement:

«Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l'article 1er prévoient les pouvoirs permettant [...] d'annuler ou de faire annuler les décisions illégales, y compris de supprimer les spécifications techniques, économiques ou financières discriminatoires figurant dans les documents de l'appel à la concurrence, dans les cahiers des charges ou dans tout autre document se rapportant à la procédure de passation du marché en cause».

80.

Même s'il se peut qu'on soit en présence, dans le litige principal, de spécifications économiques ou financières discriminatoires, encore faut-il déterminer à quel stade de la procédure d'adjudication elles doivent être invoquées. La question reste donc de savoir si la décision d'exclusion en tant que telle constitue une décision susceptible de recours au sens de la directive et si, le cas échéant, dans le cadre de cette procédure, le caractère discriminatoire de spécifications économiques ou financières peut être invoqué.

81.

La Cour devait, dans l'affaire Alcatel Austria e.a. (27), se prononcer sur la question de savoir si la décision d'attribution de marché constitue une décision au sens de la directive 89/665. La Cour y a répondu par l'affirmative. Lors de l'examen de cette question, la Cour s'est appuyée sur les différents stades de la procédure d'adjudication dont la directive 89/665 tient compte. «Ainsi, la directive 89/665 opère une distinction entre le stade antérieur à la conclusion du contrat, auquel l'article 2, paragraphe 1, est applicable, et le stade postérieur à la conclusion de celui-ci, à l'égard duquel un État membre peut prévoir, selon l'article 2, paragraphe 6, second alinéa, que les pouvoirs de l'instance responsable des procédures de recours se limitent à l'octroi de dommages-intérêts à toute personne lésée par une violation» (28).

82.

La décision d'exclusion est évidemment logiquement antérieure - ne serait-ce en pratique, du point de vue chronologique, que d'une seconde - à la décision d'attribution du marché. On ne décèle donc, du point de vue du déroulement de la procédure, aucune raison pour qu'une décision d'exclusion ne soit pas intégralement susceptible de recours.

83.

L'objectif de la directive 89/665, tel qu'il est défini à l'article 1er, paragraphe 3, étant que les procédures de recours soient accessibles au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché public déterminé, la décision, qui statue directement sur la suite de la participation ou sur l'exclusion de la procédure de passation du marché, doit être susceptible de recours. La décision d'exclusion est aussi une décision dans laquelle le pouvoir adjudicateur interprète les clauses de l'appel d'offres et les applique de manière autonome envers un candidat. Cette application individualisée de conditions préétablies a un aspect dispositif largement autonome, ce qui doit permettre un recours (29).

84.

Ce point de vue est conforté par la genèse de la directive, à laquelle la Commission s'est expressément référée dans le cadre de cette affaire (30). La déclaration commune, qui a finalement été inscrite au procès-verbal, dispose en substance: le Conseil et la Commission déclarent que, au sens de la présente directive, toute personne exclue de la participation à une procédure de marché public en raison d'une violation alléguée est une personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir l'attribution d'un marché public, et qui a été lésée ou risque d'être lésée.

85.

Du point de vue aussi bien du sujet de droit habilité à introduire la procédure de recours que de la nature de la décision susceptible de recours, cette déclaration plaide en faveur d'une conception large de la garantie des droits contre les décisions du pouvoir adjudicateur.

86.

Il faut donc considérer la décision d'exclusion comme une décision, contre laquelle un recours doit être possible. Dans la mesure où la procédure de recours revêt, au niveau interne, en application des compétences imparties à l'État membre par l'article 1er de la directive 89/665, la forme d'un recours en annulation devant les tribunaux administratifs, celui-ci doit être recevable contre la décision d'exclusion. L'absence de recours contre les actes antérieurs de la procédure ne peut en soi faire obstacle à la recevabilité d'un recours en annulation contre une décision d'exclusion.

87.

Il reste cependant à résoudre la question des effets de l'irrévocabilité d'un acte administratif pris à un stade antérieur de la procédure de passation du marché sur le bien-fondé du recours dirigé contre la décision d'exclusion. L'irrévocabilité de l'appel d'offres a en effet sur le fond le même effet qu'un délai de forclusion puisque - comme on l'a déjà exposé ci-dessus (31) - les motifs pris de son illégalité doivent être rejetés comme irrecevables.

88.

La Cour a déjà été amenée à plusieurs reprises à se prononcer sur la validité de clauses de forclusion du droit des États membres invoquées face au droit communautaire (32). La Cour a toujours très précisément examiné, à cet effet, les conditions et les circonstances dans lesquelles la possibilité d'invoquer le droit communautaire applicable avait été écartée en l'occurrence, afin de se prononcer en connaissance de cause sur la validité ou la nullité des dispositions excluant l'application du droit communautaire. Il est donc exclu d'apporter une réponse globale à la question de la validité d'une clause de forclusion.

89.

Dans l'affaire Peterbroeck, déjà mentionnée à plusieurs reprises (33), le litige opposant cette société à l'État belge portait sur le taux d'imposition applicable aux résidents étrangers. Le grief pris de la violation du droit communautaire avait été soulevé pour la première fois dans le litige principal devant la cour d'appel. Selon les dispositions pertinentes du droit national, le justiciable ne pouvait plus invoquer, devant la cour d'appel, un grief nouveau tiré du droit communautaire, une fois écoulé un délai de soixante jours à compter du dépôt par le directeur des contributions de l'expédition certifiée conforme de la décision attaquée (34).

90.

La Cour a jugé qu'un délai de soixante jours ainsi imposé au justiciable n'est pas en soi critiquable (35). Elle a néanmoins relevé que, pour l'application des principes d'équivalence et d'effectivité, chaque cas où se pose la question de savoir si une disposition procédurale nationale rend impossible ou excessivement difficile l'application du droit communautaire doit être analysé en tenant compte de la place de cette disposition dans l'ensemble de la procédure, de son déroulement et de ses particularités, devant les diverses instances nationales. Dans cette perspective, il y a lieu de prendre en considération, s'il échet, les principes qui sont à la base du système juridictionnel national, tels que la protection des droits de la défense, le principe de la sécurité juridique et le bon déroulement de la procédure (36).

91.

Au terme de l'examen des particularités de la procédure en question, la Cour était parvenue dans cette affaire à la conclusion que le droit communautaire s'oppose à l'application d'une règle de procédure nationale qui interdit au juge national, saisi dans le cadre de sa compétence, d'apprécier d'office la compatibilité d'un acte de droit interne avec une disposition communautaire, lorsque cette dernière n'a pas été invoquée dans un certain délai par le justiciable (37).

92.

Les affaires jointes Van Schijndel et Van Veen (38) portaient sur l'applicabilité des règles de concurrence du droit communautaire primaire, dans un litige sur l'affiliation obligatoire à un régime professionnel de pension. Le moyen pris de la violation du droit communautaire avait été invoqué en l'espèce pour la première fois dans le cadre du pourvoi en cassation devant le Hoge Raad der Nederlanden. La nature du pourvoi en cassation implique que de nouvelles allégations ne peuvent être invoquées que si elles sont de pur droit. Or, les demandeurs s'étaient prévalus, pour appuyer leur moyen, de nombreux faits et circonstances qui n'avaient pas été invoqués devant les juridictions inférieures (39). La question se posait pour la juridiction de renvoi de savoir si elle devait néanmoins se saisir d'office de la question de droit communautaire.

93.

La Cour a jugé à cet égard: «Dès lors que, en vertu du droit national, les juridictions doivent soulever d'office les moyens de droit tirés d'une règle interne de nature contraignante, qui n'auraient pas été avancés par les parties, une telle obligation s'impose également, s'agissant des règles communautaires contraignantes [...]. Il en est de même si le droit national confère au juge la faculté d'appliquer d'office la règle de droit contraignante» (40). Dans le contexte de l'examen des principes d'équivalence et d'effectivité, la Cour a jugé que chaque cas «doit être analysé en tenant compte de la place de cette disposition dans l'ensemble de la procédure, de son déroulement et de ses particularités, devant les diverses instances nationales» (41).

94.

La Cour a conclu que la juridiction nationale est tenue d'appliquer d'office les règles communautaires contraignantes de la même manière que les règles internes de nature contraignante. Cela ne vaut cependant que pour autant que les juridictions ne sont pas obligées pour cela de «renoncer à la passivité qui leur incombe» et de sortir «des limites du litige tel qu'il a été circonscrit par les parties» (42).

95.

L'affaire Edis (43) portait sur le remboursement de montants indûment versés au titre d'une taxe de concession contraire au droit communautaire. L'illégalité de cette taxe n'était apparue qu'à l'occasion d'un arrêt de la Cour (44). L'administration opposait à la demande de remboursement des intéressés un délai de prescription de trois ans applicable en matière fiscale. La Cour a jugé que le droit communautaire n'interdit pas à un État membre d'opposer aux actions en remboursement d'impositions perçues en violation du droit communautaire un délai national de forclusion de trois ans, dès lors que ce délai de forclusion s'applique de la même manière aux actions en remboursement de ces impositions qui sont fondées sur le droit communautaire et à celles qui sont fondées sur le droit interne.

96.

L'affaire Eco Swiss (45) portait notamment sur la question de savoir si une juridiction d'un État membre doit écarter une règle de procédure interne, en vertu de laquelle une sentence arbitrale acquiert, dans certaines conditions, l'autorité de la force jugée, pour pouvoir appliquer les dispositions pertinentes du droit communautaire aux faits de l'affaire (46). La Cour a répondu à cette question par la négative. Elle a estimé que le délai prévu dans le droit national pour introduire une demande d'annulation ne rendait pas excessivement difficile ou en pratique impossible l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire (47).

97.

Il nous faudra retenir, afin de tirer les conséquences de la jurisprudence mentionnée ci-dessus pour le cas qui nous est soumis en l'espèce, que des délais de forclusion ne sont pas en eux-mêmes critiquables. De même que dans l'affaire Peterbroeck, un délai de forclusion de soixante jours n'est pas contestable en soi. L'application de délais de forclusion dans le cadre de procédures de passation de marchés publics n'appelle pas non plus en soi de réserves au regard du droit communautaire. C'est du reste en ce sens que je me suis prononcé dans mes conclusions du 8 novembre 2001 dans l'affaire Universale Bau (48).

98.

Il ressort cependant des arrêts cités (49) que, dans le cadre de l'examen de la conformité des clauses de forclusion avec le droit communautaire, il convient de tenir compte des principes d'équivalence et d'effectivité, et des circonstances concrètes du contexte factuel et juridique (50).

99.

Au sujet des principes de l'équivalence et de l'effectivité, on a déjà exposé (51) qu'ils interviennent surtout dans la mesure où il n'existe pas de réglementation communautaire en la matière. C'est pourquoi il était nécessaire, sur la question de la possibilité d'attaquer une décision d'exclusion, de se référer à la directive 89/665, relative aux recours. Mais il convient maintenant d'examiner la question de la validité de dispositions instaurant des délais de forclusion dans le cadre de la passation de marchés publics de fournitures. La directive 89/665 ne comporte aucune disposition expresse à ce sujet (52). Il convient donc de se référer, pour apprécier la validité de dispositions instaurant des délais de forclusion, aux principes d'équivalence et d'effectivité.

100.

Pour ce qui est du principe d'effectivité, on admettra, en l'absence d'informations contraires, que le délai de forclusion est opposable aussi bien aux demandes fondées sur les droits conférés par le droit national qu'à celles qui sont fondées sur le droit communautaire.

101.

Le principe d'effectivité exige, quant au fond (53), que les procédures nationales ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l'exercice des droit conférés par le droit communautaire. S'il apparaît, à l'occasion de la passation d'un marché, qu'un acte administratif antérieur est contraire au droit communautaire, il convient d'admettre que le délai de recours de soixante jours ne fait pas obstacle à l'application effective du droit communautaire. Les impératifs de sécurité juridique et de déroulement correct de la procédure plaident en faveur de cette thèse. Ils impliquent la protection de la confiance légitime que les concurrents placent dans le déroulement régulier des étapes de la procédure déjà écoulées.

102.

De même, la directive 89/665, qui impose des mesures de recours «efficaces» et «rapides» contre les décisions du pouvoir adjudicateur (54), ne fournit a priori aucune base à une critique du délai de recours de soixante jours. Par ailleurs, on a déjà mentionné, à l'occasion de l'examen du droit de recours contre une décision d'exclusion, qu'une décision prise ultérieurement au cours d'une procédure de passation de marché public peut être la concrétisation d'une décision antérieure, avec un contenu autonome.

103.

C'est pourquoi il ne serait pas conforme à la problématique du cas d'espèce d'envisager le délai de forclusion de manière purement abstraite. Il convient de se fonder sur les circonstances concrètes et sur le déroulement de la procédure qui a débouché sur le recours en annulation contre la décision d'exclusion. La clause qui est à l'origine du litige a, certes, été rendue publique avec l'appel d'offres. Elle a ainsi été portée à la connaissance des personnes intéressées par le marché. La demanderesse avait déjà, à ce stade, des réserves au sujet de la régularité de la clause en question, et elle en a, du reste, fait part à l'entité adjudicatrice.

104.

L'entité adjudicatrice a réagi aux réserves émises par la demanderesse en reportant l'ouverture des offres et en demandant aux entreprises concernées par la question de déposer des pièces complémentaires, «estimant que la clause en question pouvait être interprétée comme faisant référence au chiffre d'affaires total des entreprises participantes et que la fourniture de produits identiques à ceux demandés ne constituait donc pas une condition d'admission à soumissionner, mais entrait seulement dans l'évaluation de la qualité» (55).

105.

L'entité adjudicatrice a ainsi fait comprendre qu'elle tiendrait compte des réserves de la demanderesse, et laissé entendre qu'elle appliquerait la clause litigieuse de manière conforme au droit communautaire. C'est seulement au travers de la décision d'exclusion qu'elle a pris définitivement position sur son interprétation des clauses de l'appel d'offres. L'entité adjudicatrice a donné là une interprétation des clauses de l'appel d'offres qui - au moins aux yeux de la juridiction nationale saisie du litige - les a fait paraître illégales (au regard du droit communautaire).

106.

Il convient de souligner le fait qu'une autre interprétation des conditions de l'appel d'offres aurait pu empêcher que la clause soit illégale et que l'entité adjudicatrice a donné dans un premier temps l'impression qu'elle procéderait de la sorte. La demanderesse n'a obtenu des éclaircissements définitifs sur l'interprétation des clauses de l'appel d'offres qu'elle juge illégales qu'au travers de la décision d'exclusion. C'est par cette décision que s'est concrétisée une illégalité qui était, certes, déjà présente de manière latente dans les clauses de l'appel d'offres.

107.

On peut donc également soutenir que c'est seulement par la décision d'exclusion que la demanderesse a définitivement pris connaissance du caractère illégal des clauses de l'appel d'offres. Cette conclusion pourrait à son tour avoir des conséquences sur le point de départ du décompte du délai de soixante jours. La question de savoir si celui-ci commence toujours à courir avec la publication de l'appel d'offres ou seulement, dans ces circonstances, lorsqu'est connue l'illégalité entachant une clause déterminée, est en définitive une question qui doit être tranchée dans le cadre des règles de procédure de l'État membre.

108.

Dans ce cas de figure, il faudra en tout état de cause admettre que l'exercice des droit conférés à la demanderesse par le droit communautaire en a été rendu excessivement difficile. Il est donc inéquitable qu'elle ne puisse plus faire valoir en justice, contre la décision d'exclusion, la violation du droit communautaire qui était, certes, contenue dans les clauses de l'appel d'offres, mais qui ne l'a atteinte dans ses droits qu'ultérieurement, au travers de la décision d'exclusion.

109.

Le gouvernement français a cependant relevé que la demanderesse aurait pu introduire à titre conservatoire un recours contre les clauses de l'appel d'offres, même si elle était en discussions avec le pouvoir adjudicateur au sujet de la clause de l'appel d'offres qu'elle jugeait illégale. Ce serait vrai si le pouvoir adjudicateur n'avait pas réagi aux réserves exprimées par la demanderesse. Mais, compte tenu de la manière dont il a accueilli sa prise de position, la demanderesse pouvait légitimement penser que ses préoccupations avaient été entendues, et qu'une suite favorable leur serait même éventuellement donnée. Il ne faut pas oublier à cet égard que la demanderesse se trouvait en situation d'attente positive de l'attribution du marché, et il n'était peut-être pas opportun, dans cette situation, qu'elle compromette ses rapports futurs avec le pouvoir adjudicateur en introduisant un recours (56).

110.

Il ne semble pas non plus qu'il soit conforme à l'esprit de la directive 89/665 d'introduire un recours à titre purement conservatoire. L'article 1er, paragraphe 2, deuxième phrase, de la directive dispose en effet: «En particulier, [les États membres] peuvent exiger que la personne qui souhaite utiliser une telle procédure ait préalablement informé le pouvoir adjudicateur de la violation alléguée et de son intention d'introduire un recours». Cette possibilité accordée aux États membres indique bien que la voie doit rester libre pour une conciliation amiable avant l'introduction du recours. Il n'est en tout cas pas dans l'intérêt des parties concernées de surprendre le pouvoir adjudicateur par l'introduction d'un recours.

111.

En ce qui concerne les conséquences de ce cas de figure, se pose la question de savoir si le délai de soixante jours n'a pas lui-même été annihilé. On peut aussi penser que, par son comportement, le pouvoir adjudicateur a interrompu le délai de recours, en accueillant tout d'abord visiblement les réserves émises par la demanderesse et en demandant, non seulement à la demanderesse, mais aussi à d'autres soumissionnaires concernés, des informations complétant celles qui avaient été exigées dans un premier temps. Du fait que la demanderesse a, dans cette situation précise, rencontré des difficultés considérables à faire valoir les droits que lui confère le droit communautaire, il est en tout état de cause inopportun de s'attacher de manière abstraite au délai de soixante jours.

112.

Il incombe à la juridiction de renvoi d'épuiser toutes les possibilités ouvertes par l'ordre juridique interne pour parvenir à l'applicabilité des dispositions du droit communautaire dans le cas d'espèce. Si aucun moyen moins contraignant n'est envisageable, la juridiction de renvoi peut être tenue - comme elle l'a déjà exposé - de recourir au mécanisme juridique de l'inapplication au sens de l'article 5 de la loi no 2248 du 20 mars 1865. Les conséquences juridiques subséquentes découlant d'une éventuelle annulation de la décision d'exclusion relèvent de l'ordre juridique interne.

113.

Compte tenu de la démarche que nous préconisons, il n'y a pas lieu d'aborder la deuxième question de la juridiction de renvoi, car les intérêts du soumissionnaire exclu sont suffisamment pris en compte, dans l'intérêt de l'application correcte du droit communautaire, en épuisant les possibilités offertes par l'ordre juridique interne.

VII - Conclusion

En conclusion de cette analyse, je propose la réponse suivante à la demande préjudicielle:

«La directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux doit être interprétée en ce sens que les juridictions compétentes sont tenues d'admettre comme recevable un recours efficace et rapide contre toute décision du pouvoir adjudicateur, y compris la décision d'exclusion prise à l'encontre d'une entreprise, indépendamment de la question de savoir si une décision antérieure a été attaquée, dès lors que, par son attitude, le pouvoir adjudicateur a rendu impossible ou excessivement difficile l'action d'un ressortissant de l'Union, lésé par des mesures contraires au droit communautaire, en vue de faire valoir en justice les droits que lui confère le droit communautaire. Il incombe au juge national d'apprécier, dans le cadre de cette procédure, s'il est nécessaire à cet égard de recourir au mécanisme juridique de l'inapplication au sens de l'article 5 de la loi nationale no 2248 du 20 mars 1865.»


1: - Langue originale: l'allemand.

2: - Directive du Conseil du 14 juin 1993 (JO L 199, p. 1).

3: - Directive du Conseil du 21 décembre 1989 (JO L 395, p. 33).

4: - Procès-verbal no 1 du 12 décembre 1996 de la commission d'adjudication.

5: - La juridiction de renvoi juge constituée la violation, et de l'article 22 de la directive 93/36, et de l'article 3, paragraphe 1, sous c), du décret no 358 du 24 juillet 1992.

6: - Règlement portant consolidation des lois relatives au Consiglio di Stato, également applicable aux tribunaux régionaux administratifs en vertu de l'article 19 de la loi no 1034 du 6 décembre 1971.

7: - «Les clauses et les prix des biens ou des services qui sont imposés par la loi font partie d'office du contrat, au besoin en se substituant aux clauses irrégulières prévues par les parties».

8: - «Les autorités judiciaires appliquent les actes administratifs et réglementaires généraux et locaux dans la mesure où ils sont conformes aux lois».

9: - Arrêt du 9 mars 1978 (106/77, Rec. p. 629).

10: - Arrêt du 14 décembre 1995 (C-430/93 et C-431/93, Rec. p. I-4705).

11: - Arrêt du 1er juin 1999 (C-126/96, Rec. p. I-3055).

12: - Arrêt du 14 décembre 1995 (C-312/93, Rec. p. I-4599).

13: - Arrêt du 27 juin 2000 (C-240/98 à C-244/98, Rec. p. I-4941).

14: - Arrêt précité (note 11).

15: - NdA: Il s'agit du traité sur l'Union européenne.

16: - Arrêt précité (note 12), point 12.

17: - Arrêt du 15 septembre 1998 (C-231/96, Rec. p. I-4951, point 48).

18: - Arrêt du 28 octobre 1999 (C-81/98, Rec. p. I-7671).

19: - JO 1987, C 230, p. 6.

20: - Article 36 de la loi du 26 juin 1924, précité, aux termes duquel les actes administratifs doivent être attaqués dans les soixante jours après que l'intéressé en a eu connaissance, faute de quoi l'acte administratif devient irrévocable.

21: - Voir, sur ce principe, l'arrêt du 19 janvier 1982, Becker (8/81, Rec. p. 53, point 25).

22: - Tout au moins, nul n'a soulevé la question d'une éventuelle déficience dans la transposition de la disposition pertinente de la directive, et on n'en décèle à première vue aucune.

23: - Arrêt Edis, précité (note 17), point 34.

24: - Voir les arrêts cités dans l'arrêt Peterbroeck, précité (note 12), point 12, ainsi que dans les observations de la République italienne, p. 9.

25: - Voir notamment les arrêts du 16 décembre 1976, Rewe (33/76, Rec. p. 1989, point 5) et Comet (45/76, Rec. p. 2043, points 12 à 16); du 27 février 1980, Just (68/79, Rec. p. 501, point 25); du 9 novembre 1983, San Giorgio (199/82, Rec. p. 3595, point 14); du 25 février 1988, Bianco et Girard (331/85, 376/85 et 378/85, Rec. p. 1099, point 12); du 24 mars 1988, Commission/Italien (104/86, Rec. p. 1799, point 7); du 14 juillet 1988, Jeunehomme et EGI (123/87 et 330/87, Rec. p. 4517, point 17); du 19 novembre 1991, Francovich e. a. (C-6/90 et C-9/90, Rec. p. I-5357, point 43); du 9 juin 1992, Commission/Espagne (C-96/91, Rec. p. I-3789, point 12), et Peterbroeck, précité (note 12), point 12.

26: - Arrêt Peterbroeck, précité (note 12), point 12; c'est nous qui soulignons.

27: - Arrêt précité (note 18).

28: - Point 37 de l'arrêt.

29: - Voir, en faveur d'un large droit de recours contre toutes les décisions prises dans le cadre de la passation de marchés publics, les conclusions de l'avocat général Tizzano du 28 juin 2001 dans l'affaire Hospital Ingenieure (C-92/00, pendante devant la Cour, points 21 et suiv.); implicitement pour le recours contre les décisions prises dans le cadre d'une procédure de passation de marché public faisant suite à une décision antérieure, voir les conclusions de l'avocat général Mischo du 10 juin 1999 dans l'affaire Alcatel Austria e.a., précitée (note 18), point 46.

30: - Voir point 59 ci-dessus.

31: - Voir point 63 ci-dessus.

32: - Voir par exemple les arrêts Peterbroeck, précité (note 12); Van Schijndel et Van Veen, précité (note 10); Edis, précité (note 17), et Eco Swiss, précité (note 11).

33: - Note 12.

34: - Point 15 de l'arrêt.

35: - Point 16 de l'arrêt.

36: - Point 14 de l'arrêt.

37: - Point 21 et dispositif de l'arrêt.

38: - Arrêt précité (note 10).

39: - Point 11 de l'arrêt.

40: - Points 13 et 14 de l'arrêt.

41: - Point 19 de l'arrêt.

42: - Voir dispositif de l'arrêt.

43: - Arrêt précité (note 17).

44: - Arrêt du 20 avril 1993, Ponente Carni et Cispadana Costruzioni (C-71/91 et C-178/91, Rec. p. I-1915); voir point 5 de l'arrêt Edis, précité (note 17).

45: - Arrêt précité (note 11).

46: - Point 43 de l'arrêt.

47: - Point 45 de l'arrêt.

48: - C-470/99, pendante devant la Cour, point 68.

49: - Voir points 89 à 96 ci-dessus.

50: - Arrêts Peterbroeck, précité (note 12), points 12 et 14; Van Schijndel et Van Veen, précité (note 10), points 17 et 19, et Edis, précité (note 17), point 19.

51: - Voir points 77 et 78.

52: - Voir mon analyse dans les conclusions dans l'affaire Universale Bau, précitée (note 48), point 69.

53: - Voir la jurisprudence relative à cette question, précitée (note 25).

54: - Article 1er, paragraphe 1, de la directive.

55: - Selon les termes repris dans l'ordonnance de renvoi, se référant au procès-verbal no 1 de la commission d'adjudication du 12 décembre 1996.

56: - Voir, sur une situation analogue, les conclusions de l'avocat général Mischo du 10 juin 1999 dans l'affaire Alcatel Austria e.a., précitées (note 29), point 38.

(Source : Communautés européennes, 1995-2006)

Voir également

CJCE, 27 février 2003, affaire C-327/00, Santex Ordonnance)