CAA Douai, 4 février 2021, n° 19DA00456, marché irrégulier : quelles conséquences ?
L'indemnisation du cocontractant suite à la résiliation d'un marché public irrégulier et préjudices indemnisables.
Marché conclu sans formalité de publicité et de mise en concurrence préalable, à des conditions contractuelles définies par la société qui en a été bénéficiaire, et non selon la procédure de passation de commande publique et les conditions définies par la commune. Régime d'indemnisation applicable en cas de résiliation d'un marché public conclu sans publicité ni mise en concurrence. Le juge adopte une approche restrictive en excluant du champ des "dépenses utiles à la collectivité" remboursables sur un terrain quasi-contractuel les frais financiers, le manque à gagner et divers coûts d'exploitation. Sur le terrain quasi-délictuel, il exige un lien de causalité direct entre la faute de l'administration et le préjudice, exclu lorsque l'irrégularité a eu une incidence déterminante sur l'attribution du marché.
https://www.legifrance.gouv.fr/ceta/id/CETATEXT000043141992
Résumé
La décision de la Cour administrative d'appel de Douai précise le régime d'indemnisation applicable en cas de résiliation d'un marché public conclu en méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence. La juridiction d'appel confirme la possibilité pour l'administration de résilier unilatéralement les contrats irréguliers tout en encadrant strictement les droits à indemnisation du cocontractant évincé.
En l'espèce, la commune de Bruay-sur-Escaut avait conclu deux contrats de fourniture de photocopieurs avec la société Buromatic 59, respectivement le 22 novembre 2012 et le 21 mars 2013. Ces contrats ont été résiliés par la commune le 27 juillet 2015 pour un motif d'intérêt général tiré de l'absence de publicité et de mise en concurrence lors de leur passation. Suite à cette résiliation, la société Buromatic 59 a sollicité une indemnisation de divers préjudices pour un montant total de 376 602,21 euros.
La Cour rappelle d'abord les principes applicables à la résiliation unilatérale des contrats administratifs entachés d'irrégularités. Elle souligne que la personne publique doit, avant de résilier, vérifier que les irrégularités sont suffisamment graves pour justifier une résiliation et s'assurer que celle-ci ne porte pas une atteinte excessive à l'intérêt général.
S'agissant des conditions d'indemnisation, la Cour précise que le cocontractant peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement des dépenses qui ont été utiles à la collectivité pour la période postérieure à la résiliation. En cas de faute de l'administration, il peut également obtenir réparation du préjudice imputable à cette faute, sous réserve de démontrer son caractère certain et l'existence d'un lien de causalité direct.
En l'espèce, la Cour adopte une approche particulièrement restrictive des préjudices indemnisables. Elle écarte d'abord toute indemnisation sur le fondement des conditions générales de vente annexées aux contrats, considérant que leur résiliation prive ces stipulations de tout effet. Plus fondamentalement, elle juge que les différents chefs de préjudice invoqués (manque à gagner, amortissement du matériel, coûts de reprise et de retrait, frais financiers et de formation) ne peuvent être qualifiés de "dépenses utiles à la collectivité" ouvrant droit à remboursement sur un terrain quasi-contractuel.
La Cour rejette également toute indemnisation sur le terrain de la responsabilité quasi-délictuelle. Si elle admet l'existence d'une faute de la commune dans la méconnaissance des règles de la commande publique, elle considère que le lien de causalité entre cette faute et les préjudices allégués n'est pas direct dès lors que les manquements ont eu une "incidence déterminante sur l'attribution du marché". Cette position témoigne d'une volonté de ne pas permettre au titulaire d'un contrat irrégulier de tirer profit de cette irrégularité.
Texte
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1. La société Buromatic 59 a conclu avec la commune de Bruay-sur-Escaut deux contrats de fourniture de photocopieurs respectivement le 22 novembre 2012 et le 21 mars 2013. La commune a résilié ces contrats le 27 juillet 2015 avec effet au 31 juillet suivant, pour un motif d'intérêt général tiré de l'absence de publicité et de mise en concurrence, lors de la procédure de passation. La société Buromatic 59 a adressé, le 25 septembre 2015 à la commune de Bruay-sur-Escaut une demande préalable d'indemnisation du préjudice résultant de cette résiliation. Faute de réponse, elle a saisi le tribunal administratif de Lille de conclusions indemnitaires. Elle relève appel du jugement du 18 décembre 2018 par lequel le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande. .
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6. Il résulte en l'espèce de l'instruction que la commune de Bruay-sur-Escaut a rédigé un cahier des clauses administratives particulières et un cahier des clauses techniques particulières pour " la location et la maintenance d'équipements bureautiques : photocopieurs multifonctions numériques et solution d'administration de la plateforme ". Ces documents mentionnaient comme date limite de remise des offres le 19 octobre 2012. La société Buromatic 59 a été destinataire de ces documents comme en atteste leur signature par ses soins. Si elle soutient qu'elle a répondu à cette consultation, la seule production pour la première fois en appel d'un mémoire technique et d'un bordereau de prix ne suffit pas à le démontrer et a fortiori ne permet nullement d'établir qu'une offre faite sur la base de ces documents a été retenue par la commune. Au contraire, le contrat conclu le 29 novembre 2012 entre la société Buromatic 59 et la commune de Bruay-sur-Escaut pour la location de seize photocopieurs et leur maintenance l'a été par la seule signature d'un bon de commande à entête de la société. Ce bon de commande renvoyait aux conditions générales de vente et de maintenance de la société Buromatic 59 pour définir les conditions applicables à ces contrats et non aux cahiers des clauses administratives et techniques particulières précitées. Cette commande représentait un montant total de 74 850,09 euros hors taxes pour un engagement de vingt-et-un trimestres.
7. Il résulte donc de ces éléments que le contrat du 29 novembre 2012 a été conclu sans formalité de publicité et de mise en concurrence préalable, à des conditions contractuelles définies par la société qui en a été bénéficiaire, et non selon la procédure de passation de commande publique et les conditions définies par la commune. Il n'est pas justifié que le contrat conclu le 29 novembre 2012 ait été précédé d'une publicité et d'une mise en concurrence aux conditions auxquelles il a été conclu. Un tel manquement ne pouvait pas être régularisé. Par suite, compte tenu de sa gravité et des circonstances particulières, rappelées précédemment, dans lesquels il a été commis, la résiliation du contrat était justifiée. Il n'est pas établi, compte tenu de l'objet du contrat en cause qu'une telle résiliation portait une atteinte excessive à l'intérêt général.
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9. Il n'est pas sérieusement contesté que le contrat conclu le 21 mars 2013 était d'un montant total de 203 089,53 euros hors taxes, sans même prendre en compte la maintenance de chaque copieur. Or ce contrat a été conclu sans aucune publicité, ni mise en concurrence. Ces manquements ont permis à la société Buromatic 59, déjà titulaire d'un contrat dans la même collectivité, d'imposer ses propres conditions contractuelles et prix. Compte tenu de la gravité du manquement et des circonstances dans lesquelles il est advenu, la résiliation de ce contrat était donc justifiée, en application des principes rappelés au point 2. Sur l'indemnisation de la société Buromatic 59 : 10. Par suite, compte tenu de la résiliation des deux contrats, la société Buromatic 59 ne peut se prévaloir des conditions générales de vente annexées aux deux contrats. Elle n'est donc pas fondée à demander le paiement des sommes prévues par ces conditions générales de vente tant en terme d'indemnité de résiliation de 10 % du contrat, qu'en terme, le cas échéant, de loyers restant dus.
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MAJ 29/10/24 - Source legifrance
Jurisprudence